par energy_isere » 16 mars 2024, 11:28
Les géologues se déchirent sur l’existence de l’Anthropocène
Par Vincent Lucchese 14 mars 2024 reporterre
L’entrée officielle dans l’Anthropocène, une nouvelle ère géologique, a été rejetée par des spécialistes. Mais le débat, aussi symbolique que politique, perdure entre géologues.
Changement climatique, effondrement de la biodiversité, pollutions massives… L’impact de nos activités sur la Terre est d’une telle intensité que cela entraîne des bouleversements d’ordre géologique, visibles jusque dans les sédiments. Nous détruisons des équilibres millénaires, justifiant notre sortie de l’Holocène, l’époque interglaciaire dans laquelle nous évoluons depuis près de 12 000 ans, pour entrer dans l’Anthropocène, l’époque de l’être humain.
Si cette notion d’Anthropocène est largement répandue et utilisée dans le débat public et de nombreuses disciplines scientifiques, elle n’est pas encore officiellement reconnue par la communauté des géologues. Et pour cause : le groupe de travail sur l’Anthropocène a rejeté à une large majorité, début mars, une proposition visant à acter ce changement d’époque.
Une proposition massivement rejetée
Ce groupe interdisciplinaire de chercheurs était chargé depuis 2009 par la Commission internationale de stratigraphie (ICS) de déterminer si, et quand, l’Anthropocène avait débuté. L’ICS appartient lui-même à l’Union internationale des sciences géologiques, qui a l’autorité pour définir les ères, époques et autres étages géologiques, suivant des critères très précis.
Le dernier vote portait sur une proposition visant à faire démarrer l’Anthropocène en 1952, moment où les essais de bombes nucléaires ont provoqué la retombée observable d’éléments radioactifs partout autour du globe. La proposition a été massivement rejetée par les membres du groupe, avec douze voix contre, quatre voix pour et deux abstentions, mettant un coup d’arrêt à quinze ans de tentatives de validation géologique de l’idée d’Anthropocène.
Débats sur le « clou d’or » de l’Anthropocène
Pour les chercheurs, pourtant, le fait que nos activités ont marqué l’histoire géologique de la planète ne fait pas de doute. En 2019, le groupe de travail avait validé le fait que l’Anthropocène devait « être traité comme une unité chrono-stratigraphique formelle définie par un point stratotypique mondial ». Traduction ? Il existe bien un marqueur géologique capable d’indiquer une rupture, donc l’entrée dans un Anthropocène.
Tout le problème est de définir quel est ce marqueur. Et donc, quand démarre l’Anthropocène. Pour enregistrer officiellement un changement d’époque, les géologues ont besoin d’un site sédimentaire de référence, où le changement est nettement visible et permet de marquer la ligne de démarcation entre deux étages géologiques, un point dans les roches surnommé le « clou d’or ». En 2023, le lac Crawford, au Canada, avait été désigné comme site de référence pour trouver dans les sédiments ce clou d’or : plutonium, plastiques, perte de biodiversité, carbone issu des énergies fossiles, le lac pouvait renfermer tous les indices du tournant de la « grande accélération » des années 1950.
Mais cette définition de l’Anthropocène n’a finalement pas convaincu les votants du groupe de travail. Plusieurs membres ont argué que l’âge nucléaire et les années 1950 formaient une époque bien trop récente pour prétendre à un tel statut, rapporte le New York Times. Certains chercheurs ont souligné également que le bouleversement de la Terre par l’humanité remontait à bien plus longtemps et mêlait des phénomènes complexes, de sorte qu’il pourrait même ne pas y avoir une date identique à l’Anthropocène selon les régions du monde.
On pourrait ainsi remonter au début de l’ère industrielle, lorsque les émissions de carbone ont commencé à modifier le climat, ou bien à la colonisation de l’Amérique et de l’Australie par l’Occident, source de bouleversements écosystémiques majeurs. Et pourquoi pas même remonter jusqu’à l’invention de l’agriculture et de l’élevage, déjà source d’émissions de gaz à effet de serre et de modifications profondes de l’environnement ?
« Nous avons déjà étudié ces options », rétorque à Reporterre Colin Waters, professeur à l’université britannique de Leicester. Président du groupe de travail sur l’Anthropocène, il défendait la proposition rejetée lors du vote. « Les humains influencent la biosphère depuis des dizaines de milliers d’années, mais cela est déjà contenu dans l’époque Holocène, démarrée il y a 11 700 ans et qui coïncide avec le début de l’agriculture. Le concept d’Anthropocène ne définit pas la première influence humaine, mais le moment accablant de notre impact sur la planète entière, y compris les océans. La grande accélération des années 1950 correspond à ce moment où l’influence planétaire devient globale. »
Une rupture majeure avérée
Dans la communauté des géologues, toutefois, certains vont jusqu’à réfuter l’idée même d’époque Anthropocène. Il est notamment reproché à l’Anthropocène d’être, à ce jour, une étendue de temps bien trop brève pour être comparée aux époques et autres découpages géologiques. « Qu’est-ce qu’un demi-siècle ou un siècle face à 26 000 siècles [pour la série géologique la plus courte] et 650 000 siècles [pour l’ère la plus courte] ? », questionnent ainsi les géologues Patrick De Wever et Stan Finney sur le site The Conversation. Sans nier notre impact sur la planète, ils prônent le maintien d’une séparation formelle entre calendrier humain et calendrier géologique.
« Les conditions [liées aux relations entre le Soleil et la Terre] qui ont provoqué les glaciations n’ont pas changé, on peut donc s’attendre à ce que l’Holocène ne soit qu’un autre interglaciaire », et que l’histoire humaine ne soit qu’un bref clin d’œil avant la prochaine glaciation, défendait également l’an dernier sur France Inter Phil Gibbard, secrétaire de l’ICS. Il propose, avec d’autres, de faire de l’Anthropocène un simple « évènement géologique » et non une « époque ».
Un événement, d’un point de vue géologique, se réfère à des changements sur une grande période de temps. L’Anthropocène serait alors vu comme une transformation durable au fil du temps plutôt qu’un changement abrupt d’un état à un autre.
Un argument dont s’inquiète Colin Waters : « Un "évènement" inclurait toutes les influences humaines, même minimes, des 50 000 dernières années », et ne rendrait pas compte des changements radicalement plus intenses et dramatiques intervenus depuis les années 1950, dit-il. Pousser pour faire de l’Anthropocène un seul « événement » est suspecté de chercher à « minimiser les preuves de ce changement récent », affirme le chercheur. À l’inverse, faire de l’Anthropocène une époque permettrait d’entériner que nos activités nous font sortir de l’Holocène et de sa stabilité multimillénaire, et que les bouleversements en cours « persisteront pendant plusieurs dizaines de milliers d’années, ou seront permanents ».
« C’est l’Anthropocène en tant qu’époque. C’est réel, cela marque déjà la géologie, et cela ne va pas s’estomper », martèlent Colin Waters et plusieurs de ses collègues dans un article paru le 12 mars, dans lequel ils critiquent ce refus d’entériner l’Anthropocène par le groupe de travail.
Un débat autant géologique que politique
Cette contestation du résultat du vote a amené les partisans de l’Anthropocène à réclamer son annulation, détaille un article de la revue Nature. Des irrégularités ont été signalées à l’ICS mais, selon la procédure normale, aucun appel n’est possible et le vote entérine la fin du processus actuel de tentative d’entrée officielle dans l’Anthropocène. Seule la constitution d’un nouveau groupe de travail sur décision de l’institution pourrait remettre la question sur la table. « Mais nous continuerons quoi qu’il arrive à défendre les preuves que l’Anthropocène en tant qu’époque doit être reconnue », affirme Colin Waters.
L’émotion particulière entourant ce débat de géologues tient aux énormes enjeux attachés à l’Anthropocène, pas seulement comme simple dénomination géologique, mais comme manière de nommer et pointer l’urgence écologique vitale. « Nous vivons dorénavant sur une planète fondamentalement imprévisible, incomparable à ce que nous avons connu ces 12 000 dernières années, souligne dans Nature l’historienne Julia Adeney Thomas, de l’université de Notre-Dame, dans l’Indiana (États-Unis). L’Anthropocène ainsi compris est une réalité limpide. »
https://reporterre.net/L-impact-des-hum ... geologique
[quote] [b][size=120]Les géologues se déchirent sur l’existence de l’Anthropocène[/size][/b]
Par Vincent Lucchese 14 mars 2024 reporterre
L’entrée officielle dans l’Anthropocène, une nouvelle ère géologique, a été rejetée par des spécialistes. Mais le débat, aussi symbolique que politique, perdure entre géologues.
Changement climatique, effondrement de la biodiversité, pollutions massives… L’impact de nos activités sur la Terre est d’une telle intensité que cela entraîne des bouleversements d’ordre géologique, visibles jusque dans les sédiments. Nous détruisons des équilibres millénaires, justifiant notre sortie de l’Holocène, l’époque interglaciaire dans laquelle nous évoluons depuis près de 12 000 ans, pour entrer dans l’Anthropocène, l’époque de l’être humain.
Si cette notion d’Anthropocène est largement répandue et utilisée dans le débat public et de nombreuses disciplines scientifiques, elle n’est pas encore officiellement reconnue par la communauté des géologues. Et pour cause : le groupe de travail sur l’Anthropocène a rejeté à une large majorité, début mars, une proposition visant à acter ce changement d’époque.
[b]Une proposition massivement rejetée[/b]
Ce groupe interdisciplinaire de chercheurs était chargé depuis 2009 par la Commission internationale de stratigraphie (ICS) de déterminer si, et quand, l’Anthropocène avait débuté. L’ICS appartient lui-même à l’Union internationale des sciences géologiques, qui a l’autorité pour définir les ères, époques et autres étages géologiques, suivant des critères très précis.
Le dernier vote portait sur une proposition visant à faire démarrer l’Anthropocène en 1952, moment où les essais de bombes nucléaires ont provoqué la retombée observable d’éléments radioactifs partout autour du globe. La proposition a été massivement rejetée par les membres du groupe, avec douze voix contre, quatre voix pour et deux abstentions, mettant un coup d’arrêt à quinze ans de tentatives de validation géologique de l’idée d’Anthropocène.
[b]Débats sur le « clou d’or » de l’Anthropocène[/b]
Pour les chercheurs, pourtant, le fait que nos activités ont marqué l’histoire géologique de la planète ne fait pas de doute. En 2019, le groupe de travail avait validé le fait que l’Anthropocène devait « être traité comme une unité chrono-stratigraphique formelle définie par un point stratotypique mondial ». Traduction ? Il existe bien un marqueur géologique capable d’indiquer une rupture, donc l’entrée dans un Anthropocène.
Tout le problème est de définir quel est ce marqueur. Et donc, quand démarre l’Anthropocène. Pour enregistrer officiellement un changement d’époque, les géologues ont besoin d’un site sédimentaire de référence, où le changement est nettement visible et permet de marquer la ligne de démarcation entre deux étages géologiques, un point dans les roches surnommé le « clou d’or ». En 2023, le lac Crawford, au Canada, avait été désigné comme site de référence pour trouver dans les sédiments ce clou d’or : plutonium, plastiques, perte de biodiversité, carbone issu des énergies fossiles, le lac pouvait renfermer tous les indices du tournant de la « grande accélération » des années 1950.
Mais cette définition de l’Anthropocène n’a finalement pas convaincu les votants du groupe de travail. Plusieurs membres ont argué que l’âge nucléaire et les années 1950 formaient une époque bien trop récente pour prétendre à un tel statut, rapporte le New York Times. Certains chercheurs ont souligné également que le bouleversement de la Terre par l’humanité remontait à bien plus longtemps et mêlait des phénomènes complexes, de sorte qu’il pourrait même ne pas y avoir une date identique à l’Anthropocène selon les régions du monde.
On pourrait ainsi remonter au début de l’ère industrielle, lorsque les émissions de carbone ont commencé à modifier le climat, ou bien à la colonisation de l’Amérique et de l’Australie par l’Occident, source de bouleversements écosystémiques majeurs. Et pourquoi pas même remonter jusqu’à l’invention de l’agriculture et de l’élevage, déjà source d’émissions de gaz à effet de serre et de modifications profondes de l’environnement ?
« Nous avons déjà étudié ces options », rétorque à Reporterre Colin Waters, professeur à l’université britannique de Leicester. Président du groupe de travail sur l’Anthropocène, il défendait la proposition rejetée lors du vote. « Les humains influencent la biosphère depuis des dizaines de milliers d’années, mais cela est déjà contenu dans l’époque Holocène, démarrée il y a 11 700 ans et qui coïncide avec le début de l’agriculture. Le concept d’Anthropocène ne définit pas la première influence humaine, mais le moment accablant de notre impact sur la planète entière, y compris les océans. La grande accélération des années 1950 correspond à ce moment où l’influence planétaire devient globale. »
[b]Une rupture majeure avérée[/b]
Dans la communauté des géologues, toutefois, certains vont jusqu’à réfuter l’idée même d’époque Anthropocène. Il est notamment reproché à l’Anthropocène d’être, à ce jour, une étendue de temps bien trop brève pour être comparée aux époques et autres découpages géologiques. « Qu’est-ce qu’un demi-siècle ou un siècle face à 26 000 siècles [pour la série géologique la plus courte] et 650 000 siècles [pour l’ère la plus courte] ? », questionnent ainsi les géologues Patrick De Wever et Stan Finney sur le site The Conversation. Sans nier notre impact sur la planète, ils prônent le maintien d’une séparation formelle entre calendrier humain et calendrier géologique.
« Les conditions [liées aux relations entre le Soleil et la Terre] qui ont provoqué les glaciations n’ont pas changé, on peut donc s’attendre à ce que l’Holocène ne soit qu’un autre interglaciaire », et que l’histoire humaine ne soit qu’un bref clin d’œil avant la prochaine glaciation, défendait également l’an dernier sur France Inter Phil Gibbard, secrétaire de l’ICS. Il propose, avec d’autres, de faire de l’Anthropocène un simple « évènement géologique » et non une « époque ».
Un événement, d’un point de vue géologique, se réfère à des changements sur une grande période de temps. L’Anthropocène serait alors vu comme une transformation durable au fil du temps plutôt qu’un changement abrupt d’un état à un autre.
Un argument dont s’inquiète Colin Waters : « Un "évènement" inclurait toutes les influences humaines, même minimes, des 50 000 dernières années », et ne rendrait pas compte des changements radicalement plus intenses et dramatiques intervenus depuis les années 1950, dit-il. Pousser pour faire de l’Anthropocène un seul « événement » est suspecté de chercher à « minimiser les preuves de ce changement récent », affirme le chercheur. À l’inverse, faire de l’Anthropocène une époque permettrait d’entériner que nos activités nous font sortir de l’Holocène et de sa stabilité multimillénaire, et que les bouleversements en cours « persisteront pendant plusieurs dizaines de milliers d’années, ou seront permanents ».
« C’est l’Anthropocène en tant qu’époque. C’est réel, cela marque déjà la géologie, et cela ne va pas s’estomper », martèlent Colin Waters et plusieurs de ses collègues dans un article paru le 12 mars, dans lequel ils critiquent ce refus d’entériner l’Anthropocène par le groupe de travail.
[b]Un débat autant géologique que politique[/b]
Cette contestation du résultat du vote a amené les partisans de l’Anthropocène à réclamer son annulation, détaille un article de la revue Nature. Des irrégularités ont été signalées à l’ICS mais, selon la procédure normale, aucun appel n’est possible et le vote entérine la fin du processus actuel de tentative d’entrée officielle dans l’Anthropocène. Seule la constitution d’un nouveau groupe de travail sur décision de l’institution pourrait remettre la question sur la table. « Mais nous continuerons quoi qu’il arrive à défendre les preuves que l’Anthropocène en tant qu’époque doit être reconnue », affirme Colin Waters.
L’émotion particulière entourant ce débat de géologues tient aux énormes enjeux attachés à l’Anthropocène, pas seulement comme simple dénomination géologique, mais comme manière de nommer et pointer l’urgence écologique vitale. « Nous vivons dorénavant sur une planète fondamentalement imprévisible, incomparable à ce que nous avons connu ces 12 000 dernières années, souligne dans Nature l’historienne Julia Adeney Thomas, de l’université de Notre-Dame, dans l’Indiana (États-Unis). L’Anthropocène ainsi compris est une réalité limpide. »
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https://reporterre.net/L-impact-des-humains-sur-la-Terre-merite-t-il-une-ere-geologique