La biomasse, dévoreuse de terres agricoles et de forêts ?
Le Monde | 28.05.2014
Par Pierre Le Hir
« Les terres agricoles et les forêts sont menacées par la demande européenne en bioénergie. » C'est ce qu'affirme l'ONG Les amis de la Terre-Europe, qui s'appuie sur une étude réalisée, à sa demande, par l'Université d'économie et de commerce de Vienne (Autriche). Celle-ci a calculé qu'au rythme actuel, l'Europe aura besoin, à l'horizon 2030, de 70 millions d'hectares — soit la superficie de la Suède et de la Pologne réunies — pour couvrir ses besoins en cultures agricoles et en bois destinés à la production de chaleur, d'électricité ou de carburant.
Première énergie renouvelable en Europe comme dans le monde, la biomasse est formée de toutes les matières organiques pouvant dégager de l'énergie par combustion ou après transformation. Les principales ressources utilisées sont le bois (sous forme de bûches, de granulés ou de plaquettes), ainsi que les sous-produits de l'exploitation forestière (branchages, écorce, sciure…) et les rebuts des scieries, des industries de transformation du bois et des papeteries. S'y ajoutent les résidus agricoles (paille, bagasses de canne à sucre…), de même que les déchets du secteur agroalimentaire (marc de raisin, pulpe et pépins de fruits…) et les déchets urbains (ordures ménagères, boues d'épuration). Mais à côté de cette biomasse solide s'est aussi fortement développé le recours à des cultures agricoles dites « énergétiques », pour l'élaboration d'agrocarburants.
DOUBLEMENT D'ICI À 2030
En 2010, chiffre l'université autrichienne, la consommation européenne d'énergie tirée de la biomasse nécessitait 45 millions d'hectares. L'essentiel de cet impact foncier est imputé à l'utilisation du bois pour la production de chaleur ou d'électricité. Or les surfaces nécessaires, d'environ 30 millions d'hectares de forêts en 2010, pourraient atteindre 40 millions d'hectares en 2030. « Si tout le bois provenait de l'Union européenne, souligne l'étude, il faudrait utiliser presque 40 % de l'espace forestier productif de l'Europe. » Parallèlement, « les besoins en terres agricoles pour les agrocarburants augmenteront encore de façon importante ».
Au total, « le recours accru à des plantes agricoles et au bois comme combustible ou carburant doit doubler dans les quinze années à venir ; ce qui menacera les forêts, les communautés rurales et la production alimentaire partout dans le monde », s'inquiète Ariadna Rodrigo, chargée de la campagne sur les ressources pour Les amis de la Terre-Europe. « L'appétit insatiable de l'Europe pour toujours plus de terres et de ressources naturelles n'est pas soutenable, affirme-t-elle. Nous devons non seulement plafonner l'utilisation des agrocarburants pour les automobiles — voire les interdire complètement —, mais aussi diminuer l'énorme quantité de terres que l'Union européenne confisque. »
LES AGROCARBURANTS EN ACCUSATION
Les critiques adressées à cette filière ne sont pas nouvelles. Elles visent au premier chef les agrocarburants de première génération, extraits du colza, du soja, du tournesol ou de la palme pour le biodiesel, du maïs, du blé, de la canne à sucre ou de la betterave pour le bioéthanol. Accusés d'accaparer des terres auparavant destinées à l'alimentation humaine ou animale, et ainsi de contribuer à la hausse des cours des denrées et à l'insécurité alimentaire dans les pays en développement, ils affichent aussi, pour certains, un très mauvais bilan environnemental, en termes d'émissions de CO2. Cela, en raison du changement d'affectation des sols indirect. C'est le cas lorsque les plantations destinées aux agrocarburants entraînent, en Amazonie ou en Indonésie, la destruction de forêts ou de prairies, et donc une perte d'écosystèmes captant le gaz carbonique.
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En septembre 2013, le Parlement européen a ainsi décidé de donner un coup de frein à ces agrocarburants, en plafonnant à 6 % leur part dans le total des carburants consommés au sein de l'Union. Dans le même temps, les eurodéputés ont fixé un objectif de 2,5 % pour les « biocarburants avancés » : ceux de deuxième génération (à base de déchets agricoles ou forestiers) et de troisième génération (tirés des microalgues), deux filières qui en sont encore au stade de la recherche et du développement.
GISEMENT « PARTIELLEMENT INEXPLOITÉ »
Les mêmes griefs valent-ils pour la filière du bois-énergie ? « Tant que le volume de bois prélevé ne dépasse pas l'accroissement naturel de la forêt, la ressource est préservée et la combustion du bois n'émet que le CO2 absorbé durant la croissance de la plante (cycle du carbone neutre) », souligne le Syndicat des énergies renouvelables (SER). Or en France métropolitaine, par exemple, où la forêt occupe près de 30 % du territoire, le couvert boisé a connu une croissance continue depuis cent cinquante ans : « La récolte annuelle de bois est inférieure à la production biologique de la forêt, précise le SER. On ne récolte au plus que 60 % de ce qui pousse chaque année. » Si bien que « ce gisement énergétique considérable » reste, selon lui, « partiellement inexploité ».
Les amis de la Terre n'en demandent pas moins à l'Union européenne de « mettre fin à la combustion d'arbres entiers pour produire de l'énergie », et de privilégier plutôt le recours aux déchets de la sylviculture et des industries du bois.
Selon le dernier baromètre de l'Observatoire des énergies renouvelables EurObserv'ER,
la production d'énergie primaire issue de biomasse solide a progressé en moyenne de 3,8 % par an en Europe depuis 2000, passant de 52,5 millions à 82,3 millions de tonnes équivalent pétrole en 2012. Entre 2011 et 2012, cette croissance s'est accélérée, pour atteindre 5,4 %. Parmi les pays les plus actifs dans ce domaine, la France se classe en deuxième position derrière l'Allemagne, mais devant la Suède, la Finlande et la Pologne.