Jerome a Paris a écrit :Politique énergétique : Blair et Barroso veulent faire payer à la France leur irresponsabilité
Depuis le conflit apparent entre la Russie et l'Ukraine en début d'année, et dans un contexte de prise de conscience que les prix élevés du pétrole vont durer, l'énergie est un sujet à la mode pour nos dirigeants, et en particulier pour le gouvernement de Tony Blair, qui se débat dans une crise énergétique profonde (les prix du gaz ont quadruplé la semaine dernière), et pour la Commission Européenne, qui veut pousser une politique incohérente de libéralisation et de « coordination » dont le seul but semble être de casser les politiques nationales existantes, en particulier celle, la plus cohérente, de la France.
Les différentes opérations de fusion-acquisition dans le secteur (achat d'Endesa par Gas Natural, puis contre-offre d'E.On ; fusion Suez-GDF pour empêcher le rachat de Suez par l'Enel ; fusion du secteur énergétique danois sous l'égide de DONG, opérateur public ; velléités de rachat de Centrica par Gazprom) ont permis de lancer la charge, avec des accusations de protectionnisme lancées par les libéraux contre la France et l'Espagne (mais, bizarrement, pas contre le Royaume-Uni, qui a eu une réaction totalement protectionniste contre Gazprom). La présentation la semaine dernière du Livre Vert de la Commission Européenne a renforcé l'offensive, avec deux points qui dominent : la nécessité de mener à bien la libéralisation du marché intérieur de l'énergie (et donc de combattre le supposé « nationalisme » de certains pays), et la suggestion de mieux coordonner le marché via un régulateur commun, qui pourrait également parler d'une voix face aux partenaires extérieurs (la Russie en particulier).
Les appels dans le Livre Vert à une meilleure coordination des réseaux électriques et gaziers, à la constitution de réserves stratégiques de gaz et la mise en place de mécanismes de réaction et de solidarité en cas de crise sont de bon aloi, mais révèlent, dans le contexte d'un désir maintenu de libéraliser le secteur, une profonde hypocrisie. Le prétexte est la « dépendance croissante » de l'Union Européenne envers les importations, qui est réelle, mais qui provient essentiellement de l'épuisement des réserves de la Mer du Nord. La France, l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne doivent gérer depuis de nombreuses années une dépendance quasi-totale envers les importations d'hydrocarbures, et ont mis en place des politiques ad hoc : diversification des sources d'énergie et des fournisseurs, recours au nucléaire, constitution de groupes puissants capables de négocier avec les monopoles nationaux dans le secteur pétrolier et gazier. La France, en particulier, a poursuivi avec succès toutes ces options. Même les Pays-Bas, exportateurs nets de gaz, ont mené une politique nationale de rationnement de leur production afin de préserver leurs réserves. La crise de dépendance énergétique de l `Europe est essentiellement une crise britannique : le pays, protégé pendant des années par sa position enviable de producteur d'hydrocarbures, a poussé à la libéralisation, avantageuse en période d'abondance, et n'a pas songé au futur. Frappée aujourd'hui par des pénuries de gaz et des hausses de prix vertigineuses (le prix du gaz a été multiplié par 4 en début de semaine en raison d'une vague de froid, après la mise hors service d'un site de stockage suite à un incident technique), le pays se retrouve nu et cherche à blâmer les autres pays européens pour son imprévoyance.
Le marché garantit des prix plus « justes » pour une demande et une offre à un moment donné, pas des prix plus bas comme le prétendent systématiquement les apôtres du marché. Aujourd'hui, les tensions mondiales entraînent les prix à la hausse et les marchés libéralisés répercutent ces hausses à plein. Les anglais blâment les Pays-Bas parce qu'ils privilégient leur demande intérieure aux super-profits qu'ils pourraient faire en vendant leur gaz au Royaume-Uni, et illustrent l'incompatibilité absolue des objectifs affichés : libéralisation, ou coordination.
Pour reprendre l'exemple russe, la Commission Européenne suggère de coordonner les négociations au nom de l'Europe. Pourquoi pas ? Mais en quoi est-ce une solution libérale d'imposer un interlocuteur public comme acheteur du gaz russe ? Comment va-t-il allouer le gaz moins cher qu'il réussirait à extorquer aux russes ? Et qui décidera des stratégies de négociations Les pays qui consomment du gaz ? Les pays qui importent du gaz ? Les pays qui importent du gaz russe ? Les pays de transit du gaz russe ? Imposer un « coordinateur européen » avant d'avoir résolu ces questions fondamentales est absurde. L'objectif transparent est donc de supplanter Paris et Berlin - et émasculer GDF et E.On-Ruhrgas, les interlocuteurs habituels de Gazprom - dans les discussions existantes avec la Russie. Or la relation avec la Russie ne nécessite pas aujourd'hui de changement particulier : Gazprom n'a pas d'autre acheteur que l'Europe (tous ses gazoducs vont vers l'Europe, et le GNL représentera pour très longtemps une fraction infime des exportations russes), et a tout autant intérêt que ses clients à avoir des relations stables, dans le cadre de contrats de long terme avec des formules de prix prévisibles (les formules actuelles sont de facto indexées sur le prix du pétrole, ce qui permet à tous d'utiliser tous les instruments de couvertures existant sur ce marché). Le Royaume-Uni, qui n'a pas encore signé de contrat avec les russes mais souhaite le faire, cherche simplement à faire baisser le prix du transit via l'Allemagne et le Benelux. L'objectif n'est pas la « vérité des prix », mais la crainte d'une dépendance envers ces pays partenaires...
En ce qui concerne l'électricité, il est bon de rappeler qu'il s'agit d'un bien très particulier, avec des contraintes techniques qui imposent en toutes circonstances une régulation très forte. Le réseau est un monopole naturel, qui impose de mettre en place une autorité centrale (l'opérateur de réseau) capable d'allouer les capacités disponibles aux différents acteurs de manière équitable dans le respect des besoins techniques.
- l'électricité ne peut pas être stockée, ce qui impose qu'à tout moment, l'offre soit égale à la demande. L'opérateur du réseau doit donc avoir le pouvoir, à tout moment, de rajouter ou d'enlever des capacités de production pour s'ajuster à la demande - sans que les producteurs concernés puissent s'y opposer ;
- les coupures de courant ne sont pas tolérables. L'électricité est un bien vital pour le fonctionnement de nos économies et pour notre vie quotidienne, et toute disparition au-delà d'incidents localisés et temporaires créé immédiatement une crise économique et politique majeure. Cela impose, de nouveau, que l'opérateur du réseau (ou le régulateur) puisse imposer que des capacités de production de réserve suffisantes soient disponibles à tout moment, et que des normes sévères de qualité sur le courant produit s'imposent à tous.
Ces exigences ont un coût, et ne sont pas compatibles avec une totale liberté de spéculer sur l'électricité. Mettre un prix - ou choisir un mode de fixation des prix - sur les capacités de réserve de court et de moyen terme est une décision politique fondamentale. Les anglais ont libéralisé dans un contexte de capacités de production temporairement excédentaires (grâce aux investissement français dans un parc nucléaire surdimensionné pour les besoins immédiats) et ont pu ainsi obtenir une baisse des prix artificielle, et clamer la supériorité des « marchés ». Venir ensuite demander une « solidarité » européenne quant la crise inévitable causée par leur sous -investissement approche est d'une malhonnêteté absolue.
Notons ici que le choix imposé par les libéraux et la Commission Européenne d'interdire le financement public des entreprises énergétiques revient de facto à imposer certains choix techniques. Les centrales au charbon et au gaz ont des coûts de financement plus faibles (que le nucléaire ou l'éolien, qui nécessitent des investissements initiaux élevés mais coûtent ensuite beaucoup moins cher en coûts opératoires et coûts de combustible), et sont donc privilégiées par les acteurs privés et leurs financiers. Renoncer au financement public du secteur va donc à l'encontre des politiques de réduction des émissions des gaz à effet de serre et de la dépendance envers les exportateurs d'hydrocarbures. Un des éléments positifs du Livre Vert (complètement ignoré dans les débats actuels) est pourtant l'attention toute particulière qui est portée à la promotion des énergies renouvelables et des économies d'énergie, qui sont les seules vraies solutions de long terme.
La France a donc bien raison d'ignorer les éructations hypocrites de Londres et Bruxelles et de continuer sa politique, cohérente, de maintien d'acteurs forts, liés à la puissance publique, ce qui permet d'assurer une stratégie d'investissement de long terme, une régulation forte du réseau et de la sécurité des centrales, le maintien d'une force de travail qualifiée, bien traitée (et donc sensible aux questions de maintien du service pour tous et de qualité) et capables d'assurer une diversité des sources d'approvisionnements - et les prix les plus bas d'Europe.
Les accusations de Bruxelles et Londres s'intègrent dans l'offensive tous azimut que mènent les néo-libéraux pour présenter la France comme étant en faillite économique ; il s'agit d'un combat éminemment idéologique et la France, porteuse d'une alternative qui fonctionne bien, en particulier dans le secteur énergétique, doit absolument être démonisée. Mais l'Europe serait pourtant mieux servie par une extension du modèle français que du modèle anglais.