mercredi 7 décembre 2005, mis à jour à 07:51
Airbus
Les dessous du contrat chinois
LEXPRESS.fr avec Reuters
Boeing, lors du récent voyage de George Bush en Chine, n'en avait décroché que 60… Aujourd'hui, Airbus triomphe: le Premier ministre chinois, Wen Jiabao, en voyage à Paris, vient de lui passer une commande ferme de 150 avions (autour de 9 milliards de dollars, au prix catalogue), la plus importante jamais enregistrée par la compagnie. En échange de leur place sur ce qui deviendra le plus grand marché du monde, Airbus et sa maison mère, EADS, ont consenti
de substantiels échanges (dons ?
) de technologies.
Noël Forgeard, coprésident d'EADS, et Jean-Paul Gut, président d'EADS International, livrent à L'Express les secrets de leur stratégie
La Chine est- elle l'avenir de l'économie mondiale en général et d'EADS en particulier?
Noël Forgeard: La Chine, c'est certain, fera partie d'ici 20 ans du club des pays complètement développés. Pour nous, c'est d'autant plus important que cette économie est avide de produits de haute technologie tels que les nôtres. Croissant à un taux de plus de 8% par an, ce marché aura
besoin dans les 10 ans de 1 600 avions. D'où notre décision de lier nos destins en proposant à Pékin des partenariats stratégiques forts et pérennes,
dans le domaine des avions civils, bien sûr, mais aussi dans celui
des satellites, des hélicoptères et des communications (cool, ils pourront nous espionner
).
Jean-Paul Gut: Cela fait longtemps que nous coopérons avec les Chinois, mais nous avons procédé par étapes. Ainsi, dans le domaine des hélicoptères, nous avons d'abord
délocalisé certaines productions, puis nous sommes passés aux
transferts sous licence avant d'arriver à
une intégration totale. Aujourd'hui, nous allons développer et industrialiser ensemble un hélicoptère de 6 tonnes, et nous proposerons au marché mondial un produit
développé à 50-50 avec les Chinois, ce qui est totalement nouveau.
Les transferts de technologies sont-ils obligatoires pour accéder au marché chinois?
J.-P. G.: C'est non seulement indispensable pour obtenir le marché, mais aussi
utile pour accroître notre compétitivité. Cela nous donne notamment une couverture naturelle face au dollar, car la Chine est une zone dollar.
N. F.: C'est la même chose pour Airbus. Des coopérations limitées existaient, mais, depuis 2000, je me suis donné pour objectif d'
augmenter les tâches confiées à l'industrie chinoise, notamment des éléments importants de la voilure; et en 2004,
nous nous sommes engagés à ce que, à partir de 2010, nous achetions au moins pour 120 millions de dollars d'équipements aéronautiques chinois par an. En parallèle, nous avons lancé
un centre d'ingénierie à Pékin qui va employer 200 personnes, pour la plupart des ingénieurs, d'ici à la fin de 2008.
Face au problème du transfert de technologies, l'alternative est-elle soit de perdre le marché immédiatement, soit de le perdre d'ici 10 ou 15 ans, le temps que les Chinois aient bâti leur propre industrie, grâce justement à ces transferts?
N. F.: Je ne veux pas me laisser enfermer dans cette dialectique. Tout ce que je sais, c'est que cette coopération est à la fois inévitable et souhaitable. Elle constitue l'un des aspects positifs de la mondialisation: aux Chinois, qui en ont besoin, elle fournit de la technologie et à nous elle ouvre des marchés. Le contrat que nous avons signé le 5 décembre est bien la preuve que cette politique qui consiste à lier nos destins porte ses fruits. Cette commande de 150 moyen-courriers est la plus grosse jamais remportée par Airbus dans le monde.
Une industrie aéronautique chinoise forte peut-elle voir le jour?
J.-P. G.: Des pays comme la Chine, l'Inde ou la Russie doivent choisir entre 2 modèles: soit ils bâtissent leur propre industrie en entrant en concurrence directe avec Airbus et Boeing, soit ils choisissent l'intégration et la spécialisation de leur industrie aéronautique dans des domaines qui sont complémentaires des nôtres.
N. F.: Après tout, aujourd'hui, les Européens ont renoncé à construire des industries aéronautiques civiles nationales. Même Boeing adopte une démarche de coopération avec un réseau très dispersé qui comprend notamment l'Italie, la Corée, le Japon et le Canada. Et il est d'ailleurs très critiqué aux Etats-Unis pour délocaliser à grande échelle. Nous, nous proposons aux Chinois un statut de parité dans le système que nous avons bâti. Il s'agit non de nous rejoindre comme des sous-traitants, mais comme des partenaires.
Les fabricants européens d'équipements s'inquiètent de vous voir recourir à leurs concurrents chinois...
N. F.: Airbus est une société globale qui pratique un sourcing global. Tous nos fournisseurs européens doivent en permanence se demander s'ils sont compétitifs par rapport à leurs concurrents des autres grands pays et, s'ils ne le sont pas, ils doivent consentir les investissements nécessaires pour l'être. Ils ont un avantage certain, celui de pouvoir plus facilement accéder à nos données techniques, mais ils ne doivent pas s'attendre à une sorte de préférence politique.
L'aéronautique, en 2005, a connu une année exceptionnelle. Peut-on continuer à ce rythme?
N. F.: La Chine, l'Inde et les low cost ont été des facteurs très importants du dynamisme du marché. Les deux premiers sont pérennes, mais la demande des compagnies low cost (environ 25% du marché) va, sans doute, se stabiliser. En revanche, les compagnies aériennes traditionnelles, européennes et américaines, devraient prendre le relais. D'ores et déjà, nous-mêmes avons relevé nos prévisions pour 2005, et nous tablons sur 2,75 milliards d'euros de résultats, et sur 33 milliards de ventes.
L'encombrement du ciel et l'inexpérience ne vont-ils pas poser des problèmes de sécurité?
N. F.: A l'initiative de Philippe Delmas, nous avons signé en Chine un accord qui a permis en 2004 de former ou de reformer plus de 400 pilotes; en outre, nous formerons chaque année une quarantaine d'inspecteurs spécialisés sur les questions de sécurité.
A l'époque, vous regrettiez qu'EADS soit devenue une «entité désincarnée et lointaine»...
N. F.: C'est vrai, et c'est pour lutter contre cette dérive que nous voulons mettre en place une politique industrielle mondiale dans laquelle EADS joue collectif.
J.-P. G.: Dans tous nos secteurs d'activité - avions, hélicoptères, missiles, etc. - nous souhaitons investir dans le tissu industriel local, notamment en Inde et aux Etats-Unis, indépendamment même des commandes à court terme. Ainsi, lorsque nous avons pris une participation dans la compagnie chinoise Avic 2, il n'y avait aucune affaire associée, mais c'est notamment grâce à cela que nous avons été peu à peu considérés comme de vrais partenaires.
EADS ne tire de la défense qu'une part minime de ses revenus. Doit-elle se rééquilibrer? Etes-vous intéressé par Thales?
N. F.: Ce n'est pas une part minime: 7,7 milliards d'euros sur plus de 30, cela fait tout de même 25% du chiffre d'affaires! Mais il est vrai que nous sommes relativement faibles sur l'électronique de défense, domaine dans lequel nous avons des objectifs de croissance interne importants, mais nous regardons aussi les possibilités de croissance externe. Toutefois, je ne souhaite commenter aucune opération en particulier.
En évoquant les turbulences que l'A 380 produirait dans son sillage, les Américains cherchent-ils à provoquer une nouvelle affaire Concorde?
N. F.: C'est bien possible.
L'A 380 a fait l'objet d'une attention américaine toute particulière depuis son lancement. Mais la campagne de dénigrement sur les aéroports s'est terminée à notre avantage. Et le sujet des turbulences de sillage est un sujet technique parmi d'autres qui ne nous inquiète pas du tout: les autres avions pourront évoluer autour de l'A 380 comme ils le font autour du Boeing 747.
Au fait, où en est le plan de vol de l'A 380?
N. F.: 3 appareils sont déjà en vol et un quatrième le sera au début de janvier. Le premier avion, destiné à Airlines Singapore, est déjà en phase d'assemblage final et sera livré à la fin de 2006. Parmi les 10 compagnies mondiales les plus profitables, 6 ont déjà passé commande.
EADS est dirigée par deux coprésidents. Or vous n'avez cessé, l'an passé, de critiquer cette structure bicéphale.
N. F.: Elle n'est pas, a priori, la plus simple pour diriger un grand groupe, mais c'est la décision des actionnaires, et, dans le bicéphalisme, ou chacun défend les intérêts de sa nationalité, ou l'affectio societatis l'emporte, et la dynamique de l'entreprise permet de surpasser les égoïsmes nationaux, attitude que nous avons adoptée, Tom Enders et moi.
Accordez-vous à votre successeur chez Airbus toute l'autonomie qu'à l'époque vous réclamiez pour vous-même?
N. F.: Oui et non. Oui parce que je suis un décentralisateur convaincu - j'ai été formé à l'école Lagardère. Non dans la mesure où Tom Enders et moi avons lancé des politiques de groupe et où je ne me contenterai pas de contrôler les résultats tous les dix-huit mois. Je vais à Toulouse tous les quinze jours et j'entends savoir ce qui se passe.
On vous reproche une prise de pouvoir à la hussarde et le fait qu'elle a notamment abouti à mettre pour la première fois un Allemand à la tête d'Airbus, ce qui risquerait, dit-on, de favoriser le site de Hambourg.
N. F.: J'ai été choisi pour EADS par ses trois actionnaires sur la base de mes résultats à Airbus et de ma connaissance du métier. Personne dans le groupe n'était préparé comme je l'étais. Et c'est faire peu de cas des critères des actionnaires que penser autre chose. Mon n° 2 depuis cinq ans, Gustav Humbert, était mon successeur naturel. Il n'y avait donc aucune raison de chercher une solution artificielle. Il a été choisi sur des critères non de nationalité mais de compétence et, pas plus que je n'ai géré Airbus en favorisant Toulouse, Humbert ne le fera en favorisant Hambourg.
Lagardère a-t-il vocation à rester dans EADS?
J.-P. G.: Il me paraît clair qu'il souhaite rester durablement dans EADS comme actionnaire de contrôle.