Le pétrole cher ressuscite l'ekranoplane.
Publié : 27 juin 2006, 10:53
Le pétrole cher ressuscite l'ekranoplane [ 27/06/06 ]
Ces drôles de machines, mi-navire, mi-avion, reviennent en grâce. Leur rendement à grande vitesse dépasse celui de la plupart des moyens de transport.
C'est un bateau, il flotte. Mais c'est aussi un avion, il vole. Ce n'est pourtant pas un hydravion, car il ne dépasse pas les 3 mètres d'altitude. L'ekranoplane avait bourgeonné dans les années 1960 chez les Russes mais les ingénieurs aéronautiques avaient rangé, depuis, ce concept dans leurs cartons. Il retrouve aujourd'hui une belle vigueur.
« L'augmentation du prix du pétrole nous donne un grand bond en avant », estime Eric Magné. Depuis quatre-cinq ans, il fignole son projet, « Aéroptère », dans les locaux de sa petite structure, Focus 21. En avril dernier, il se jette à l'eau et quitte Eurocopter, une vigie précieuse où il dirigeait une cellule de prospective, et qui continue à le soutenir. La semaine dernière, le ministère de la Recherche a couronné son projet lors du prix des PME les plus innovantes de l'année. Fort de ce prix de 400.000 euros, de quelques aides comme celle de l'Anvar et d'un tour de table bien parti, l'entrepreneur espère mener à terme le développement d'un premier prototype d'ici à deux ans, pour 1 million d'euros.
Les ekranoplanes tirent parti de l'eau et de l'air. Le premier élément offre partout dans le monde des surfaces planes sans obstacles. Le second, un fluide aux frottements modérés. A la frontière des deux, on trouve l'effet de sol, un phénomène aérodynamique qui amplifie la portance classique des ailes grâce à la proximité du sol. En s'élevant de un ou deux mètres, ces machines s'affranchissent de la forte traînée hydrodynamique. Résultat, les frottements aérodynamiques sont divisés par deux.
Les plus gros prototypes russes ont donc frôlé les 500 kilomètres/heure malgré des tonnages de navires. Mais ces véhicules de transport rapides, vedettes d'intervention ou porte-missiles, étaient trop chers et ont souffert d'une mauvaise industrialisation, classique russe. Les ingénieurs sont revenus à des objectifs plus modestes. Le projet final d'Eric Magné ne prétend pas dépasser les 180 km/h et une douzaine de passagers de capacité. Même si ces performances multiplient par trois les vitesses des navires rapides type NVG, elles offrent une grosse marge de sécurité. L'ingénieur français reprend en cela l'approche prudente de son lièvre, le FS-8, premier ekranoplane de nouvelle génération conçu par les Australiens de Flightship. Déjà vendu à plusieurs exemplaires, cet appareil de 4 tonnes pour 8 passagers a deux ans d'avance estime Eric Magné. En Russie, on trouve encore ici ou là des engins légers propulsés par des moteurs de voiture et produits en petite série.
Un mal de mer réduit
Le projet français évitera donc d'essuyer les plâtres. « Les Russes avaient découvert que le point dur des ekranoplanes, c'est le manque de stabilité en tangage ». Leurs ingénieurs finirent par trouver la parade grâce à l'aile delta inversée, symétrie des voilures d'avions de combat comme le Mirage 2000. Mais Eric Magné n'a pas adapté cette configuration : « Elle implique une trop grande surface. Nous avons pris en compte les plaintes des clients du FS-8 quant à la manoeuvrabilité de l'appareil dans les ports. Nous avons découvert ce qui favorise l'aile delta inversée pour l'appliquer à une voilure en tandem et repliable ». Son premier prototype pour 4 personnes sera propulsé par deux hélices entraînées par deux moteurs Turbodiesel automobiles de 110 chevaux et se déplacera au port grâce à une hélice sous-marine classique. C'est l'un des avantages de ces machines : elles ne réclament qu'une certification nautique et pas la coûteuse qualification aéronautique. A l'achat, un FS-8 vaut plus de 500.000 euros.
L'ingénieur sera épaulé par l'Office national d'études et de recherches aérospatiales dont le laboratoire de Salon de Provence est déjà dans la confidence depuis six mois. Son directeur, Joël Fritz, explique que l'office débroussaillera les points durs du projet grâce à ses moyens lourds. Focus 21 profitera particulièrement des gros codes de calculs pour modéliser l'aéroptère qui effectuera ensuite des essais dans ses souffleries. « Nous pouvons obtenir de gros gains en optimisant des paramètres comme la position des moteurs. Sur les ailes, on a intérêt à élargir les dimensions mais en anticipant les problèmes de courbures de virage. Il y a aussi du travail pour éviter que la phase de décollage et d'amerrissage ne consomme trop » précise-t-il.
Car les promoteurs des ekranoplanes misent désormais sur le développement durable pour justifier leurs projets. « Sur le diagramme du rendement (rapport poids/puissance) en fonction de la vitesse, ces machines battent largement l'avion, l'hélicoptère ou les navires rapides. Seuls les trains jusqu'à 300 km/h et les voitures jusqu'à 100 km/h font mieux » explique Joël Fritz. Pour des croisières de 1 heure sur 180 kilomètres, ils seraient plus rapides que l'avion, tout en consommant la moitié de carburant pour la même charge utile. Quant au confort des passagers, il profiterait du filtrage des mouvements de houle pour réduire le mal de mer. Le plan d'affaire d'Eric Magné prévoit que le prix du billet d'une liaison Corse Continent s'apparenterait à celui pratiqué sur les NVG. Dans un second temps, il mise sur un prototype purement militaire, un drone équipé de commandes de vol électriques, au pilotage automatique. A terme, les ekranoplanes pourraient attaquer les appareils de gros tonnages, pour le fret notamment. Boeing poursuit un ambitieux avant-projet Pelican. Big is beautiful, les Américains ne pouvaient qu'accommoder les ekranoplanes à leur sauce. Une charge utile de 1.400 tonnes, la taille de deux terrains de football américain, le projet de Boeing offrirait au Pentagone une force de projection lourde et rapide.
Un coût dissuasif
En France, la DGA a inscrit ces drôles de machines dans son PP30 qui recense les technologies et les concepts les plus prometteurs pour la guerre du futur. Interrogé à ce sujet, Dominique Précetti, « architecte capacitaire » à la DGA, explique aux « Echos » que « l'évolution des technologies permet d'envisager à moyen et long terme des navires de transport militaire à très grande vitesse, au-delà de 90 kilomètres/heure. A plus long terme, le besoin d'une vitesse plus élevée (400 km/h) associée à une charge utile plus importante et une distance franchissable supérieure pourrait conduire à explorer le concept d'ekranoplane. Ce concept présente cependant des difficultés technologiques, en particulier la navigation sur des mers formées et la maîtrise de la transition dans les phases de décollage et d'amerrissage pouvant être problématique dans un cadre opérationnel. Le coût de possession d'un tel équipement apparaît aussi, à ce stade, dissuasif. »
L'histoire de la technologie est pleine de ces concepts séduisants mais jamais aboutis. En aéronautique, on nous annonce depuis tant d'années le grand retour des dirigeables. Dans le naval, les partisans de l'hydroptère continuent de nous faire rêver. Les ekranoplanes ont quelques années pour convaincre.