« Les puissances militaires se préparent à de futures confrontations en mer »
En réaction à la progression de la marine de guerre chinoise, toutes les puissances navales se modernisent, analyse Nathalie Guibert, journaliste au « Monde ».
Analyse. Tirées en avant par la stupéfiante progression de la marine de guerre chinoise, les puissances militaires se préparent à de futures confrontations en mer.
Le chef d’état-major français, l’amiral Christophe Prazuck, répète que Pékin a « construit en quatre ans l’équivalent de la marine nationale » et a déjà déployé en Méditerranée plus de bateaux que les armées européennes. La marine chinoise affiche désormais 1,6 million de tonnes, en deuxième position derrière les Etats-Unis (3,3 millions de tonnes) et juste devant la Russie (1 million).
Chaque livraison de Flottes de combat, la bible des marines de guerre du monde entier, dont le volume 2018 vient de paraître aux éditions Ouest-France, confirme cette progression.
« La Chine produit depuis les années 2010 des bâtiments en série, elle déroule depuis 2015 sa politique de défense de ses “intérêts outre-mer” pour se déployer au-delà de la première chaîne d’îles » – la frontière maritime immédiate tenue par des alliés des Etats-Unis (Japon, Philippines et Taïwan). Alexandre Sheldon-Duplaix, chercheur au service historique de la défense et coauteur, avec Stéphane Gallois, de cet ouvrage, souligne que le cap est clair.
« La dernière grande transformation est l’arrivée de missiles antiaériens de longue portée pour se défendre en haute mer »
« La dernière grande transformation est l’arrivée de missiles antiaériens de longue portée pour se défendre en haute mer. » Désormais, quantité et qualité vont de pair pour Pékin. Les progrès chinois sont fondés sur une innovation technologique endogène. Ils se sont illustrés en 2018 par le premier test à la mer d’un canon électromagnétique destiné à de petits croiseurs, le développement de missiles balistiques anti-porte-avions, ou encore le programme d’un porte-avions chinois à six catapultes – avec la technologie électromagnétique que viennent de maîtriser les Etats-Unis, ce qui veut dire que Pékin domine la conception de bâtiments électriques.
« Sanctuarisation agressive »
Avec ses sous-marins, encore très peu discrets, Pékin reste dans une logique de bastion – mais ses bâtiments nucléaires lanceurs d’engins devront pouvoir tirer leurs missiles longue portée depuis la mer de Chine du Sud. Et dans cette région où Pékin militarise sans pause des îlots contestés, préserver la liberté de navigation exige des Occidentaux une présence toujours plus marquée.
Le premier objectif de Pékin est de « repousser un soutien américain à un allié du Pacifique occidental ou à Taïwan, dans l’hypothèse où la Chine voudrait forcer la réunification », explique l’historien Sheldon-Duplaix. Pour la décennie qui vient, « la Chine n’a pas l’intention de venir au large impressionner une autre puissance », assure-t-il.
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Mais au-delà, les tensions pourraient monter. Ces développements confortent une modernisation réactive de toutes les puissances navales. Et la « sanctuarisation agressive » de régions toujours plus nombreuses comporte des risques.
Dans son dernier budget militaire, le Japon a prévu de lancer une nouvelle classe de destroyers de 3 900 tonnes. Sa décision d’acheter plus d’avions de chasse F-35 que prévu aux Etats-Unis, des bombardiers pouvant se poser sur son « porte-hélicoptères » Izumo, augure d’opérations plus coercitives dans la région, qu’elles soient menées sous couvert de la coopération avec la flotte américaine ou non.
Quant à l’US Navy, sa priorité affichée est de renforcer « l’aptitude au combat » de ses navires, notamment au sein de ses groupes aéronavals. Les systèmes chinois de missiles anti-porte-avions les obligeront « à intervenir à une distance de 2 000 km des côtes chinoises », souligne Alexandre Sheldon-Duplaix. La Navy investit ainsi dans des drones navals ravitailleurs pour étendre le rayon d’action de ses porte-avions. « Il leur faut aussi conserver de la puissance de feu, le but sera de gagner la bataille dans la première journée. »
L’Europe en retard
La Russie de Vladimir Poutine possède six fois moins de navires que l’URSS. Elle modernise sa flotte avec des moyens limités et ne parvient plus à produire de grands bâtiments de surface. Mais sa marine, consacrée au « déni d’accès », acquiert des capacités nouvelles très performantes. « Comme elle ne peut pas remplacer ses bâtiments océaniques, elle les arme avec des missiles qui portent plus loin à terre, comme en mer : des armes capables de faire jeu égal avec les Tomahawk américains, combinés avec des missiles supersoniques anti-navires de longue portée. » Son projet de nouvelle torpille « anti-cités » à charge et propulsion nucléaires illustre cette volonté de compenser la supériorité conventionnelle américaine. Et ses compétences sous-marines sont prises extrêmement au sérieux par les autres puissances.
Moins observées, d’autres marines « affichent l’ambition de se déployer en dehors de leur périmètre immédiat » : celle de l’Iran, pour acheminer des armes à ses alliés ; ou de la Turquie, qui ouvre des bases en Somalie et au Qatar.
Les marines européennes, elles aussi, vont toujours plus loin en mer, au gré des opérations de l’UE et de l’OTAN. Elles pourraient cependant faire mieux, compte tenu des investissements qu’elles consentent dans leurs forces navales, estiment les experts. Elles ont notamment pris du retard face aux missiles russes hypersoniques, qui permettent désormais à une seule frégate d’empêcher l’approche d’une côte.
Le Royaume-Uni vit des difficultés de recrutement et de budget. Le manque de disponibilité des navires allemands est problématique. Et dans ce contexte mondial, la France, deuxième territoire maritime, n’a pas assez de moyens par rapport à ses ambitions, assurent les spécialistes de Flottes de combat. « Ses capacités antiaériennes ne sont pas suffisantes, elle n’a pas d’artillerie lourde pour des opérations anti-terre, et pas assez de sous-marins ou d’autres plates-formes capables de lancer des missiles de croisière », précise M. Sheldon-Duplaix.
Nathalie Guibert