LEXPRESS.fr - 11/10/2007 - De notre envoyé spécial Vincent Hugeux
Niger : Areva en terrain miné
Fini le temps où le leader mondial du nucléaire civil régnait sans partage sur l'uranium du pays. Aujourd'hui, le groupe français se trouve pris entre deux feux: comment regagner la confiance de Niamey sans s'aliéner la rébellion touareg dans un Nord riche en gisements?
C'est un cocktail volatil et sulfureux. On y décèle un minerai à très haute teneur stratégique - l'uranium - les sueurs froides d'un géant industriel français - Areva - le fumet d'une rébellion touareg volontiers mythifiée en Europe - le Mouvement des Nigériens pour la justice(MNJ) - et les humeurs d'un pouvoir jaloux jusqu'à la paranoïa de sa souveraineté. Mais on voit aussi planer sur notre shaker l'ombre du Libyen Muammar Kadhafi, tout comme le spectre des caïds de la drogue ou celui, plus diffus, des boutefeux islamistes happés par la nébuleuse Al-Qaeda. En clair, tous les ingrédients d'une âpre partie de poker menteur.
Le vent du Ténéré a tourné. Des décennies durant, le nucléaire tricolore aura dicté ici sa loi, enlevant à vil prix, en vertu de contrats léonins, le yellowcake de la région d'Arlit (nord). Pis, Paris bénit en 1974 le putsch militaire fatal au président Hamani Diori, décidé à diversifier sa clientèle. Epoque révolue. La flambée du baril de pétrole brut et le regain d'intérêt pour l'énergie atomique ont dopé le cours de l'uranium, au plus bas dans les années 1980. Quitte à forcer le trait, Niamey ira jusqu'à se targuer au cœur de l'été d'avoir «mis fin au monopole d'Areva». «Il fallait enrayer cette descente aux enfers, claironnait encore le 1er octobre à Paris Mohamed Ben Omar, ministre de la Communication. Les colonies et les indigènes, c'est fini.»
Des bourdes payées au prix fort
Défié depuis février par un MNJ enraciné dans la région uranifère, le régime de Mamadou Tandja a surtout tiré parti des bourdes du mastodonte hexagonal, né en 2001 de la fusion des activités du CEA, de Framatome et de la Cogema. Le 26 juin, on apprend l'expulsion de Gilles de Namur, chef de la sécurité d'Imouraren, le plus prometteur des gisements du pays, où Areva a engagé plus de 1 milliard d'euros d'investissements.
Que reproche-t-on à cet ancien colonel, naguère attaché de défense à l'ambassade de France à Niamey? Les contacts renoués avec les cerveaux d'une insurrection touareg antérieure, au temps où Paris parrainait, au côté de l'Algérie et du Burkina Faso, l' «accord de paix définitif» de Ouagadougou. Plus grave, le banni est accusé d'avoir incité d'anciens rebelles, intégrés dans les rangs des Forces nationales d'intervention et de sécurité (Fnis), à rallier les maquisards touareg. «Je suis persuadé que Gilles n'a pas joué au con, soupire un de ses supérieurs, mais allez en convaincre l'équipe Tandja! Dire qu'on avait cru intelligent de recruter un fin connaisseur des arcanes locaux...» A peine un mois plus tard, nouvel arrêté d'expulsion, délivré cette fois à l'encontre de Dominique Pin, directeur général d'Areva-Niger, alors en vacances en France.
Mamadou Tandja et la coterie de généraux qui l'entoure n'en démordent pas: le colosse français finance la rébellion touareg, histoire d'entraver l'irruption de concurrents asiatiques, nord-américains ou australiens. Certitude que les démentis vigoureux d'Areva n'ébranlent nullement et qu'alimente un fâcheux pataquès. Le 30 mai 2006, Areva-Niger confie par contrat, et à l'insu de Niamey, la surveillance de trois de ses fiefs au capitaine Mohamed Ajidar, commandant d'un peloton des Fnis. Lequel reçoit sur son compte bancaire personnel, en plusieurs versements, 56 millions de francs CFA, soit environ 85 300 euros. De quoi payer - largement - les indemnités journalières de ses hommes, leur pitance et le carburant. Las! Début juillet, l'officier ainsi choyé, lui-même vétéran de la première rébellion, file retrouver au maquis ses ex-compagnons d'armes...
Sans doute la suspicion nigérienne puise-t-elle à une autre source: en 1993, candidat à la magistrature suprême, Tandja doit s'incliner face à Mahamane Ousmane, le favori de Paris. Or, en ce temps-là, Dominique Pin sert au sein de la cellule africaine de l'Elysée, où œuvre en outre, dans l'ombre de François Mitterrand, une conseillère du nom d'Anne Lauvergeon, aujourd'hui présidente du directoire d'Areva. Joli casting qu'enrichit, chez les adeptes de la théorie du complot, le défunt Mano Dayak, icône du soulèvement des années 1990, tenu à Niamey pour proche des services de renseignement français.
Nicolas Sarkozy à la rescousse
Consultées au pied du mont Tamgak, fief de la rébellion, les archives du MNJ recèlent une autre clef de la méfiance qu'inspirait le patron d'Areva-Niger. Il s'agit du compte rendu d'une séance de travail convoquée le 17 janvier dernier par Pin. Elle réunit autour de lui l'expert maison du développement durable, un émissaire du Premier ministre nigérien et les délégués de la Coordination de la société civile d'Arlit, réputée acquise à la cause touareg.
Non sans raison : infirmier au sein d'une filiale d'Areva, le secrétaire général de ladite coordination, Boutali Tchiwerin, a, comme en 1991, «quitté le service» pour rejoindre les insurgés; armé d'un ordinateur portable calé sur une caisse d'obus de mortier et relié à une antenne satellitaire, il veille aujourd'hui sur le site Web du mouvement. Mieux vaut, pour un Nigérien en vue, s'abstenir de frayer avec le n° 1 de l'atome civil. Secrétaire général du gouvernement huit années durant, le Dr Laouel Kader a eu le tort de démissionner pour «pantoufler» chez Areva. Suspecté d'intelligence avec l'ennemi, il ne peut plus quitter le pays depuis le 21 août.
La brutale disgrâce d'Areva, hier élevé au bord du fleuve Niger à la dignité de «partenaire de référence», a fait souffler un vent de panique sur le paquebot France. Depuis, l'équipage rame. Pour preuve, le défilé d'éminences dépêchées pour «restaurer la confiance». Il y eut, dès le 4 août, le passage éclair du secrétaire d'Etat à la Coopération, Jean-Marie Bockel, si prompt à déplorer les «maladresses» d'Areva.
«Il est allé à Niamey comme on va à Canossa, grince-t-on rue Lafayette, au siège parisien du groupe. Le pouvoir nigérien en a déduit qu'il pouvait nous taper dessus et faire flamber les enchères.» Avide d'égards, Tandja a aussi daigné recevoir en audience, début septembre, Zéphirin Diabré, directeur Afrique et Moyen-Orient du fleuron bleu-blanc-rouge, le placide Thierry d'Arbonneau, amiral à la retraite chargé chez Areva de la «protection des personnes et du patrimoine», puis Bruno Joubert, le nouvel «Africain» du Château, porteur d'une missive de Nicolas Sarkozy.
Mieux, il a eu droit à deux appels du chef de l'Etat français - l'un fin juillet; l'autre, passé à la demande d'Anne Lauvergeon, le 7 septembre - assortis d'une invitation en bonne et due forme à l'Elysée, qui devrait être honorée dès novembre. De plus, Paris s'est engagé à fournir à son armée des véhicules de reconnaissance et à rénover 35 automitrailleuses. Il fallait bien ça pour sauver l'essentiel, à savoir les cinq permis d'exploration convoités, et tenus pour acquis à moins d'un échec des tractations commerciales prévues en 2008; d'autant que le flirt à la française esquissé avec Muammar Kadhafi, suspecté d'épauler les rebelles, inquiète Niamey, où l'on n'oublie pas que la Libye revendique deux plateaux frontaliers supposés riches en or noir.
Dans l'urgence, Areva a dû réviser à la hausse les prix d'achat de l'uranium pour 2007 - 60 euros le kilo contre 41 - et céder 300 tonnes que Niamey s'est empressé de négocier sur le marché à court terme. A un détail près : faute de stock, seul le tiers de la dotation sera livré lors de l'exercice en cours. Qu'à cela ne tienne, l'heure est à l'apaisement. Le 7 septembre, à la veille d'un défilé hostile, Aïchatou Mindaoudo, patronne de la diplomatie nigérienne, rassurait en ces termes un émissaire d'Areva : «Ne vous tracassez pas, ce sera un flop.» Et ce fut un flop. Mieux, les médias officiels passèrent sous silence les «Areva, dehors!» scandés par la maigre cohorte des manifestants.
A l'évidence, le géant nucléaire compte sur l'Elysée et le Quai d'Orsay pour assainir le climat. «De même, admet un haut responsable, nous laissons le soin à l'Etat de traiter si besoin avec le MNJ.» Lorsque Issouf Maha, maire de la cité charbonnière de Tchirozérine, sollicite de son exil hexagonal un homme clef d'Areva, on éconduit en douceur cet élu touareg, l'invitant à s'adresser à l'administration. Pour l'heure, le groupe se borne à discuter avec Niamey des modalités d'un protocole régissant la protection des enclaves minières.
Au risque d'agacer Aghaly Alambo, président du mouvement. «Nous seuls sommes capables d'assurer la sécurité de ces sites, précise le stratège au chèche indigo. N'oubliez pas l'avertissement adressé aux Chinois.» Allusion au bref enlèvement, en juillet dernier, de l'un des ingénieurs de la China Nuclear Engineering Corporation, sur lesquels veillent pourtant au prix fort des unités spéciales de l'armée nigérienne. «Mieux vaut malgré tout Areva que ces Chinois, insiste un membre du bureau politique du MNJ. Car eux abreuvent Tandja d'armements, guignent notre uranium ou notre pétrole, et se moquent de l'impact de leurs chantiers sur nos frères.»
Si la rébellion a tempéré au fil des mois ses doléances envers Areva, jugé moins blâmable que le clan Tandja, les vieux griefs perdurent. Le MNJ, qui a lancé au printemps sur Imouraren un assaut meurtrier, lui reproche de souiller la faune et la flore de l'Aïr, de négliger les méfaits des radiations et de privilégier dans son recrutement les «sudistes» aux dépens des autochtones. Réquisitoire à nuancer. Deuxième employeur du Niger après l'Etat, le titan atomique couvre 20% des dépenses de santé du pays, et finance à Arlit ses deux meilleurs hôpitaux.
Exaspérés par les cinglants revers militaires essuyés depuis huit mois, Tandja et les siens s'entêtent à ravaler les insurgés au rang de «bandits armés» et de «trafiquants de drogue». Thèse en partie avalisée à Paris. «Il y a quand même là-dedans des types de sac et de corde», glisse un conseiller de Sarko. Nul doute que certains combattants ont joué les passeurs ou les guides pour les cadors de la résine de cannabis, des cigarettes de contrebande ou de l'émigration clandestine, négoces dans lesquels trempent au demeurant de très hauts dignitaires du régime.
De là à réduire à un ramassis de délinquants cette guérilla structurée et dotée d'un solide encadrement politique... «Ils sont manipulés et financés de l'extérieur!» tonne le ministre Mohamed Ben Omar. Par qui? Mystère. Et l'on n'en saura pas davantage sur les «ramifications avec le terrorisme islamiste», dénoncées dans le même souffle. Une certitude : l'intransigeance du pouvoir, les bavures de l'armée et les arrestations arbitraires poussent vers le maquis des Touareg peu familiers de la kalachnikov. Plus inquiétant pour Niamey, on y croise des déserteurs ainsi que des gradés haoussa, peuls ou djerma - issus d'ethnies du Sud.
Faute de mieux, les autorités s'efforcent de museler les médias. Après la suspension du bimensuel Aïr-Info, édité à Agadez, la justice a inculpé le 20 septembre le correspondant de RFI de «complicité d'atteinte à l'autorité de l'Etat». Qu'on se rassure : Ben Omar promet à Moussa Kaka un procès «équitable et transparent», dont il livre par avance le verdict. Celui que méritent les «traîtres à la patrie».
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La course à l'uranium menace les Touareg, selon un Français détenu au Niger
AFP - 12 octobre 2007 - Un réalisateur français, François Bergeron, qui a été détenu 45 jours au secret au Niger pour "complicité" avec les rebelles touareg, raconte comment la course à l'uranium dans ce pays menace les nomades du désert et appelle à soutenir les journalistes nigériens emprisonnés. M. Bergeron a été expulsé du Niger le 5 octobre, après une détention sans jugement, qu'il a voulu garder secrète pour préserver ses chances d'être libéré plus vite. De retour à Paris, il témoigne.
"En 2005, j'avais fait un film sur la condition des Touareg au Nord Niger, de l'indépendance à aujourd'hui. Certains sont aujourd'hui membres du Mouvement des Nigériens pour la justice (MNJ, rébellion armée), j'ai voulu faire une suite et les rencontrer", explique-t-il à l'AFP. "Je ne suis pas un propagandiste". Pour lui, la résurgence d'une guérilla touareg et l'exploitation des richesses de l'uranium, dans le nord du pays, sont liées.
"Il y a une course pour exploiter l'uranium", raconte M. Bergeron. Le Niger, pays parmi les plus pauvres au monde, est le 3e producteur mondial de ce minerai convoité. "Les Chinois, les Français, les Etats-Unis, les grande majors, tout le monde est désormais là", assure-t-il. La délivrance de permis d'exploration bat son plein. "Or les Touareg habitent là, il y a des camps, des puits, des zones de pâturages dans ces zones", une région qui risque d'être dévastée, selon lui. Le MNJ revendique notamment une meilleure répartition des richesses et un développement de cette région.
A la mi-août, le réalisateur se rend à Arlit pour tenter de rejoindre le MNJ dans les montagnes. "La ville était ceinturée par les militaires", se souvient-il. Il est arrêté à la sortie d'Arlit. Son passeport et sa caméra sont confisqués. Il est détenu quatre jours dans une petite baraque en fer : "Le commandant me protégeait des hommes de troupes, très excités". Le sentiment anti-français est vif. La société française Areva, premier groupe mondial de nucléaire civil, a été accusée de financer la rébellion par les autorités. Début août, le Niger a retiré le "monopole" que détenait depuis 40 ans Areva sur la prospection et l'exploitation de l'uranium.
M. Bergeron est transféré à Agadez, puis ramené à Niamey, la capitale. Là, il est placé dans une cellule de police. "Trois centimètres d'urine et d'excréments par terre, des prisonniers de droit commun nus, ligotés aux poignets et au cheville", raconte-t-il. Il est ensuite transféré à la gendarmerie. Il passera le reste de sa détention au secret, seul, dans un bureau transformé en cellule. "J'ai été bien traité", dit-il.
M. Bergeron est accusé d'atteinte à la sûreté de l'Etat et de complicité avec les rebelles, comme Moussa Kaka, qu'il a croisé rapidement durant sa détention. Ce journaliste, correspondant de RFI, est incarcéré depuis le 26 septembre. Un autre journaliste, Ibrahim Manzo Diallo, vient d'être arrêté.
"Il faut absolument que les médias internationaux soutiennent ces journalistes", martèle M. Bergeron. Pour lui, Niamey ne veut pas que des journalistes enquêtent sur le MNJ et expliquent que ce ne sont pas des brigands et des trafiquants de drogue -comme les accusent les autorités- mais des membres d'un "mouvement de rébellion aux revendications politiques".
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"À quelque chose, malheur est bon". Cette maxime, le président du Niger Mamadou Tandja pourrait en faire sienne. La rébellion touareg qui sévit depuis plusieurs semaines dans le nord du pays se révèle dans une certaine mesure pain bénit pour lui. Elle a en effet poussé Areva à faire un faux pas. Une erreur qui est tombée à point nommé pour les autorités nigériennes. Les cours de l’uranium s’envolent sur le marché mondial, et Niamey, qui supporte de moins en moins l’«arrogance » du groupe nucléaire français, souhaitait depuis un bon moment remettre en cause son omnipotence. Ainsi, Niamey a délivré plusieurs permis de recherches et d’exploitation d’uranium à des compagnies chinoises et canadiennes depuis la remontée des cours de l’uranium qui s’étaient effondrés dans les années 80, et surtout à la suite de la décision de la Chine de développer le nucléaire civil.
Néanmoins, Areva, numéro un mondial du nucléaire civil, détenait depuis quarante ans un quasi monopole sur la prospection, l’exploitation et la vente de l’uranium nigérien. Autant dire que l’entreprise française faisait la pluie et le beau temps au Niger, car l’uranium est le principal pourvoyeur de devises du pays. Près de la moitié de la production annuelle d’uranium du « géant » français du nucléaire provenait de deux gisements, l’un à ciel ouvert à Arlit (nord du pays) et l’autre à Akokan, près d’Arlit. L’imposant complexe industriel et militaire français bénéficiait ainsi d’un uranium à un prix défiant toute concurrence. Un tiers des centrales d’EDF (Électricité de France) fonctionnent avec l’uranium nigérien. Le Niger est le troisième producteur mondial d’uranium avec 9 % de parts de marché (chiffres 2003).
Un exemple du comportement un peu cavalier d’Areva avec Niamey. En 2006, à Paris, la société oppose avec condescendance une fin de non-recevoir à une mission conduite par Alélé El Hadj Abibou, ancien ministre des Affaires étrangères nigérien et actuel président du Conseil d’administration de la Comina (Compagnie minière d’Akouta, une filiale d’Areva). Mission dont le but était de renégocier à la hausse le prix de l’uranium payé à l’État nigérien par le groupe français. Une humiliation jamais digérée par Niamey. D’autant qu’en décembre de la même année, Areva organise une méga fête à Arlit pour célébrer l’extraction du soussol nigérien de la cent millième tonne du précieux métal. Des dépenses jugées somptuaires par beaucoup de Nigériens qui, de plus, ont ressenti ces «festivités » comme une provocation dans un pays classé parmi les plus pauvres au monde. C’est donc non sans une délectation certaine que Aïchatou Mindaoudou, la ministre nigérienne des Affaires étrangères déclare, début août 2007, à la télévision nationale: «Le Niger est déterminé à mettre en oeuvre une politique de diversification de ses partenaires, ce qui signifie que le monopole que détenait Areva dans notre pays est cassé. » En clair, Areva doit désormais partager sa rente de situation.
http://www.continentalmag.com/archives/ ... iger_areva
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Voir aussi:
http://www.targuinca.org/blog/index.php ... bservateur