Cet article nous décrit les manoeuvres Russes et États-Uniennes pour l'accès au pétrole et au gaz de l'Asie Centrale, en particulier le placement des bases militaires.
Munissez-vous d'une bonne carte de géographie ! De nombreux pays sont cités : Azerbaïdjan, Kirghizstan, Afghanistan, Ouzbékistan, Kazakhstan, Turkménistan, Tadjikistan, Tadjikisdétan

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19 mai 2005
Au XIXe siècle, on donnait aux manœuvres géopolitiques des grandes puissances dans la région le nom de “grand jeu”. Sous d’autres aspects, les rapports de force internationaux continuent à se jouer dans ces pays de l’Asie centrale ex-soviétique, exacerbés par la présence de ressources pétrolières.
Le grand jeu revisité !
PAR MOHAUDDIN RAZMI
Début décembre 2004, le président russe, Vladimir Poutine, s’envolait pour Bichkek, la capitale du Kirghizstan. Quelques jours plus tard, le président du Tadjikistan, Emomali Rakhmonov, se rendait aux Etats-Unis. But des deux voyages ? Des pourparlers pour l’expansion des bases militaires russe et américaine en Asie centrale. Après avoir quitté l’ancienne République soviétique de Kirghizie au milieu de l’année 1999, les troupes russes y sont revenues. Les avions de combat russes ont désormais leur base à Kant, à vingt kilomètres de la capitale Bichkek. Selon les autorités kirghizes, ils sont là pour lutter contre le terrorisme.
Ironie de l’histoire : trois mille soldats américains et occidentaux sont également présents au Kirghizstan. Eux aussi pour lutter contre le terrorisme islamiste. Officiellement, ils sont venus soutenir la guerre contre le régime taliban en Afghanistan voisin, début 2002. Problème : les taliban ne sont plus au pouvoir, mais les forces américaines et alliées sont toujours là. Peur d’un retour des taliban ? A la Heritage Foundation, le centre de recherche très réactionnaire de Washington DC, l’analyste Ariel Cohen souligne que “les Etats-Unis ont des intérêts de sécurité nationale en Asie centrale, y compris l’accès aux bases militaires appuyant des opérations en Afghanistan, pour empêcher la prolifération des armes de destruction massive et s’assurer l’accès aux ressources naturelles, pétrole et gaz compris”. Cohen brandit la menace supposée ou réelle du Hizbul Tahrir-i-Islami, parti basé à Londres, qui mobiliserait des militants dans une quarantaine de pays. Pour le député kirghize Alisher Abdimomunov, qui préside le comité parlementaire des relations internationales, “l’avenir peut s’avérer dangereux”. Non pas tant en raison de l’activisme islamiste, mais, dit-il, parce que “nous ignorons comment les géopolitiques si divergentes (des grandes puissances) peuvent coexister dans la région”. Au Tadjikistan voisin, dont le président, Emomali Rakhmonov, est souvent décrit comme un allié de Moscou, vingt-cinq mille soldats russes servent depuis des années de garde-frontière face à l’Afghanistan. Les Etats-Unis, eux, veulent y installer une base militaire permanente, contre espèces sonnantes et trébuchantes. D’où le récent périple américain du président Rakhmonov. Tout près, l’Ouzbékistan abrite trois mille soldats américains. Toujours dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Quant au Kazakhstan, il vient de proposer une base militaire aux forces américaines et alliées, près de la ville de Tchimkent, au sud du pays. Seul le Turkménistan du leader illuminé Saparmurad Niazov, autoproclamé “turkmenbachi” ou “père des turkmènes”, observe pour le moment une neutralité chatouilleuse, à l’écart de ces jeux militaires.
Le “great game”, le “grand jeu”, disaient les colonialistes britanniques au XVIIIe siècle, à l’époque où la Russie tsariste s’agrandissait vers l’Asie centrale et lorgnait même vers l’Afghanistan, le Tibet et l’empire britannique de l’Inde. Et les colonialistes britanniques qui manœuvraient pour contrer les ambitions des empereurs russes. Les Russes sont toujours là, mais leurs nouveaux rivaux dans la région sont les Etats-Unis et quelques proches alliés, la Chine et même l’Inde, qui a approché le Tadjikistan pour y établir, elle aussi, une base militaire.
Car la région de la mer Caspienne sent fort le pétrole et le gaz naturel. Pour la plupart des experts pétroliers, elle ne détient que le dixième environ des réserves d’or noir du Moyen-Orient arabo-iranien. Mais, selon plusieurs pronostics, si on regroupait les deux zones, elles produiraient pas loin de 80 % du pétrole et du gaz naturel du monde vers 2050. Certes l’Irak, les royaumes du Golfe et l’Iran en restent les pièces maîtresses. Mais les Etats-Unis ne négligent actuellement aucun des producteurs d’or noir ou de gaz, si petit soit-il. D’où leur activisme en Asie centrale et dans la Caspienne.
Le Turkménistan détient 20 % des réserves mondiales de gaz naturel. Depuis l’an dernier, les exportations du gaz turkmène sont contrôlées à 90 % par le géant russe Gazprom. Le mastodonte russe domine aussi le gaz d’Ouzbékistan. Et Moscou chercherait à constituer sous sa houlette une sorte d’Opep, un cartel d’exportateurs de gaz naturel. Le Kazakhstan voisin comme l’Azerbaïdjan sont en voie de devenir des fournisseurs non négligeables de produits énergétiques pour les Etats-Unis. D’où les démonstrations d’amitié américaines et ouest-européennes pour les régimes corrompus et autoritaires de ces pays. Une élection, largement truquée, a fait président d’Azerbaïdjan Ilham Aliev, fils de Haidar, ancien leader local communiste devenu allié de Washington. Cela sans la moindre récrimination des habituels observateurs occidentaux. En revanche, la Géorgie voisine, dépourvue de richesses au sous-sol, s’est vue la cible d’autres observateurs occidentaux, qui dénoncèrent des fraudes lors du scrutin présidentiel de novembre, remporté officiellement par Edouard Chevardnadze. Ce dernier a été très rapidement éjecté par Mikhail Saakachvili, avocat formé aux Etats-Unis, qui garantira sans doute mieux la “stabilité”.
Les républiques du Caucase sont en effet le passage obligé de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) qui transportera vers l’Occident l’or noir du Kazakhstan, de l’Azerbaïdjan et d’ailleurs. Passage obligé car voulu, contre tout bon sens économique ou écologique, par les Etats-Unis et ses alliés. Pour l’instant, le pétrole de la Caspienne arrive sur le marché mondial par cinq oléoducs, qui, tous, passent soit par la Russie, soit par l’Iran – ce qui, aux yeux de Washington, est excessif. Le BTC va donc démarrer en Azerbaïdjan, transiter par la Géorgie voisine et s’achever en Turquie : 1767 kilomètres jusqu’au port turc de Ceyhan. Officiellement, le coût devait être d’un peu moins de 3 milliards de dollars, mais dans les faits on atteint déjà pas loin de 4 milliards. L’opération est menée sous la direction d’un consortium, mené par l’anglo-américaine British Petroleum et la société d’Etat azérie Socar, et comprenant près d’une dizaine de sociétés occidentales, dont le Francais TotalFinaElf, et le Norvégien Statoil. Le financement provient, pour un tiers, des membres de consortium eux-mêmes, et pour deux tiers d’autres sources, y compris la Banque mondiale et ses filiales. Le BTC sera opérationnel, si tout va bien, en 2005.
Contre ce projet, il se développe une campagne, à partir d’Oxford en Grande-Bretagne, selon laquelle le consortium – c’est-à-dire British Petroleum et ses dirigeants – aurait imposé aux Turcs, aux Azéris et aux Géorgiens un accord qui “donne le pouvoir de gouvernement aux groupes privés”. C’est ce qu’affirme Anders Lustgarten de la campagne Bakou-Ceyhan. Le BTC, disent ces militants, va aggraver les changements climatiques, exposer les populations locales à l’arbitraire et aux accidents majeurs, sans rien leur fournir que de maigres compensations. La route la moins chère pour un nouveau pipeline devrait passer par l’Iran. Mais le BTC coupe l’Azerbaïdjan en deux, d’est en ouest, ainsi que la Géorgie, puis plonge vers le sud, créant en Turquie orientale une zone gouvernée de fait par British Petroleum. Ces accords autorisent notamment BP et les autres membres du consortium à exiger des compensations de l’Azerbaïdjan, de la Géorgie et de la Turquie, dans le cas où l’un de ces pays édicterait une loi (environnementale, sociale ou concernant les droits de l’homme) risquant de réduire les bénéfices du pipeline.
Reste encore le gaz naturel. Le gaz turkmène est sous contrôle russe, mais le président Niazov veut des gazoducs alternatifs pour réduire sa dépendance. Cela pose problème. Car il faudrait ressusciter le fameux projet de pipeline que les groupes d’intérêt pétroliers américains avaient cherché à construire via l’Afghanistan du temps du régime taliban. Il faut rappeler que Zalmay Khalilzad, Afghan d’origine, Américain par choix, ultraconservateur et actuel ambassadeur américain à Kaboul, étudia il y a cinq ans ce projet de gazoduc, long de 1 500 kilomètres, qui devait traverser l’Afghanistan pour aboutir au Pakistan. Le projet avait échoué en 1998, les taliban s’étant révélés incapables d’imposer leur autorité, et donc d’assurer la sécurité sur l’ensemble du pays. Ce gazoduc doit être ressuscité : voilà ce que disent les présidents turkmène, afghan et pakistanais ! Mais le président de l’Afghanistan, Hamid Karzaï, malgré l’adoption de la nouvelle Constitution de son pays, ne contrôle que le fauteuil qui lui sert de siège, comme disent des observateurs. Les capitalistes étrangers ne se sentent pas plus rassurés qu’à l’époque taliban.
En 2001, le vice-président Dick Cheney commanda ce qu’on appelle le Baker Report, rapport centré sur les intérêts américains en matière de pétrole et de gaz, publié par l’université Rice à Houston, Texas. Selon ce rapport, plus de 90% des réserves pétrolières connues dans le monde sont soit la propriété des Etats, soit celle de compagnies étatiques ou de firmes russes. L’économiste Larry Everest en propose un résumé dans son livre Oil, Power and Empire [Common Courage Press]. C’est cet état de choses que veut corriger l’administration Bush, d’où les interventions un peu partout où il y a du gaz ou du pétrole : la Colombie, le Vénézuela, le Moyen-Orient, la Caspienne et l’Afrique. Larry Everest affirme que “l’élément clé de la nouvelle doctrine Bush est de transformer la suprématie militaire américaine en suprématie économique... et le pétrole et le gaz jouent un rôle important dans ce grand dessein”.
Demain, la Chine…
Autre grand acteur dans la région, la Chine. Elle importe la moitié de son pétrole du Moyen-Orient. Selon le gouvernement chinois, l’économie chinoise importera, en 2010, pas loin de 120 millions de tonnes de brut par an, deux fois la quantité de 2002. La Chine espère donc acheter une partie de ses besoins au Kazakhstan et en Azerbaïdjan, raffiner le brut à Ouroumchi dans le Xinjiang, et fournir l’ensemble du pays. Le géant pétrolier américain Chevron serait de la partie. Condoleezza Rice, la principale conseillère en sécurité du président George W. Bush, fut l’un des directeurs de Chevron et, de 1989 à1992, elle intervenait, entre autres, comme expert du Kazakhstan. Or, signe de l’importance que le grand capital américain attache à ce pays, Chevron y a investi près de 20 milliards de dollars et contrôle, avec ExxonMobil, la société locale Tenguizchevroil.
Fait à remarquer : la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan se sont regroupés dans une organisation, la Shanghai Cooperation Organization (SCO), fondée en 2001. L’objectif au départ était encore la lutte contre le terrorisme. Mais comme le disent de nombreux analystes, le SCO est une réponse russo-chinoise à la présence américaine en Asie centrale. En août 2003, les pays de SCO ont procédé à des exercices militaires communs, au Kazakhstan oriental d’abord, en Chine occidentale ensuite. Le but officiel ? Lutter contre les séparatistes Ouïgours. Le but réel ? marquer des points contre les Etats-Unis.