De l’abolition de l’idéologie du travail... à l'autonomie
Publié : 24 mai 2006, 19:09
J'essaye ici de faire une synthèse sur ce qu'il me semble se raconter sur l'idéologie du travail. La concision - et donc le caractère quelque peu caricatural - suscitera sans doute un certain scepticisme. C'est que cette tentative synthétique (très personnelle) ne se veut pas un résumé de la critique de l'idéologie du travail, mais une invitation à sa découverte. Les notes (quelques peu envahissantes) sont également là, à chaque fois, comme des clés qui ouvrent chacune sur des continents à explorer. 3 parties pour essayer de dégager le sujet : d'abord l'idéologie, puis le travail aliéné et sa libération, puis la positivité de la critique, c'est-à-dire que c'est bien beau de critiquer mais qu'est ce que l'on met à la place.
De l’abolition de l’idéologie du travail… à comment devenir collectivement autonome !
L’idéologie du travail ou comment perdre sa vie à la gagner...
Dans les luttes sociales contre la précarisation des contrats de travail, on a eu souvent tendance à se la représenter comme une situation atypique, plus ou moins marginale par rapport au marché régulier du travail, et le plus souvent provisoire. En refusant (légitimement cela va s’en dire) le « précariat », on ne peut se contenter (en creux) de défendre en l’état le statut de l’emploi né du compromis social qui s’était constitué sous le capitalisme industriel. Finalement comme si le salariat classique (et les acquis sociaux qui ont été gagnés au fil des luttes syndicales) était préférable à la précarité permanente. La défense des acquis sociaux liés à la forme du salariat classique (garanties du droit social et de la protection sociale) et les luttes contre le « précariat » qu’elle met en œuvre, présuppose trop souvent qu’il faudrait absolument travailler (et toujours plus) et surtout à n’importe quelles conditions. La responsabilité et la sensibilité morale de celui qui décide de vendre sa force de travail est toujours une question qui brille dans les discours syndicaux, par sa totale absence. La finalité de tous les cortèges carnavalesques des syndicats, n’est jamais d’exiger le « minimum de la vie » mais le fameux « minimum vital ». Quand quelques misérables « postes de travail » sont en jeu, l’esclavage de la servitude volontaire est toujours préféré à la liberté de la vie et à son autonomie. Le mot selon lequel il vaut mieux avoir « n’importe quel » travail plutôt que pas de travail du tout est devenu la profession de foi exigée de tous.
L’histoire a connu de nombreux idéologues du travail qui se sont efforcés de faire partager leur prêche aux salariés et à leurs représentants auto-proclamés. Et bien entendu les économistes qui sont les premiers d’entre eux, ne cessent de répéter aux salariés : « Travaillez pour augmenter la fortune sociale ! » et autre « Endettez vous et consommez plus pour faire accroître le PIB ! ». A ceux qui depuis le début du XIXe siècle interpellent le « mouvement syndical » [2] en les mettant en garde que « les travailleurs eux-mêmes en coopérant à l’accumulation des capitaux productifs, contribuent à l’événement qui, tôt ou tard, doit les priver d’une partie de leur salaire » (Cherbuliez), les économistes de répondre : « Travailler, travaillez toujours pour créer votre bien-être ! » [3]. Les philosophes moralistes sont également de ceux qui pour Lafargue ont inventé le dogme du travail. Leur maxime favorite comme l’écrit Fichte est que « chacun doit pouvoir vivre de son travail, tel est le principe. ‘‘ Pouvoir vivre ’’ est ainsi conditionné par le travail, et il n’est de droit que lorsque cette condition a été remplie » [4]. L’industriel américain Taylor (fondateur du taylorisme) est également un des piliers de cette idéologie qui empreint notre imaginaire occidental et notamment syndical. Il a théorisé la volonté de créer « l’homme-bœuf » [5], c’est-à-dire que « l’une des toutes premières aptitudes requises d’un homme capable de faire de la manutention (...) est d’être si bête et flegmatique que sa tournure d’esprit le rapproche davantage du bœuf que de tout autre chose. Un homme qui a un esprit alerte et intelligent est pour cette raison même totalement inapte à assumer l’écrasante monotonie de ce genre de travail ». Le taylorisme sera condamné par une Commission d’enquête parlementaire américaine (cf. Ariès) qui siègera entre octobre et février 1912 car jugé destructeur des identités collectives et solidarités : on lui reprochait de promouvoir un système dans lequel « le bon ouvrier » (l’homme de métier, c’est-à-dire celui avec lequel Jean-Pierre Pernaut a construit son très correct journal de 13 heures) n’aurait plus sa place. Mais malgré cette condamnation d’une commission parlementaire, le pouvoir politique américain n’empêchera pas l’Organisation Scientifique du Travail (O.S.T.) de se généraliser et de décimer les cultures de métiers.
Un autre grand industriel américain, Henry Ford participe à l’élaboration de l’idéologie du Travail. Mais au contraire du « méchant Taylor » que nos « économistes » (nom de code pour désigner les prêtres à courtes et longues robes de l’église économique) condamnent dans leur grande majorité, « le gentil » Henry Ford est encore leur saint-patron. Le Fordisme est sa doctrine de l’organisation rationnelle (c’est-à-dire efficace, et elle l’est !) du travail. Cependant l’homme mériterait tout de même a être mieux connu : antisémite notoire, grand admirateur du nazisme et d’Adolf Hitler, il est surtout l’auteur d’un ouvrage ignoble dénonçant l’existence d’un complot juif.
Mais cette idéologie du travail, les bureaucraties syndicales en ont même fait un programme de revendications. C’est une des lucidités de Lafargue que d’avoir reconnu cette perversion du mouvement ouvrier qui luttait à l’origine contre le salariat, le machinisme, c’est-à-dire pour une vie décente. Les représentants politiques et syndicaux auto-proclamés des milieux salariés, ont alors abandonné l’idée que le socialisme ne soit possible que par l’extension à l’ensemble des sphères de la socialité, de la sensibilité morale populaire, ce qu’Orwell a appelé la « common decendy », ce sens moral de l’homme ordinaire [6]. Les professionnels de la représentation et des luttes spectaculaires (au sens de Debord), n’ont alors eu que pour seul projet d’émancipation, l’économisme et le juridisme révolutionnaires, plus connus sous le nom de capitalisme à visage humain. « Si déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que les droits de l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au Travail, qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers... Mais comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile ? » [7] Le droit au travail (et aujourd’hui sa défense négative par les forces syndicales dites « antilibérales » ou « altermondialistes ») a été une idée inculquée par l’adversaire : les victimes elles-mêmes courent ainsi au-devant de leurs propres malheurs, et elles en redemandent ! Ce sont les salariés (du public comme du privé) qui demandent de toutes leurs forces - parfois les armes à la main ou avec le pavé facile - d’être enchaînés à leurs outils de travail. Et à vouloir rentrer dans le jeu de l’acceptation du salariat, tous les Besancenot de la Terre, les Thibault et autres Chérèque, ne sont finalement que « ce florissant personnel syndical et politique, toujours prêt à prolonger d’un millénaire la plainte du prolétaire, à seule fin de lui conserver un défenseur » [8]. Le mouvement ouvrier : un mouvement pour le travail. Tant que cette gauche progressiste ne s’évertuera pas à « jeter aux oubliettes le droit du travail qui, dans la réalité n’est que droit à la détresse du corps et de l’esprit, et donc un interdit de tout espoir de liberté et de plein vivre », alors « la vraie vie, celle de tous les rêves de tous les temps, celle qui devrait assurer l’épanouissement de la nature humaine dans toutes ses nuances, est [et sera] annihilée ante litteram par l’étouffante et médiocre captivité du salariat » [9]. Ce que dénonce Lafargue n’est pourtant pas seulement la revendication syndicale d’un droit du Travail comprenant tous les acquis sociaux encadrant la forme contractuelle du salariat, et qui fait trop souvent l’unique revendication de notre Gauche et Extrême-Gauche progressiste actuelle, même quand elle soutient (envers et contre tout) qu’elle est encore « révolutionnaire ». « C’est précisément alors que, sans tenir compte de la démoralisation que la bourgeoisie s’était imposée comme un devoir social, les prolétaires se mirent en tête d’infliger le travail aux capitalistes. Les naïfs, ils prirent au sérieux les théories des économistes et des moralistes sur le travail et se sanglèrent les reins pour en infliger la pratique aux capitalistes » [10]. Ah !dictature du prolétariat quand tu nous tiens...
Domination du travail mort et Abolition du travail aliéné. Pour une activité créatrice.
L’idéologie du travail résulte d’une confusion largement entretenue entre ce qui relève de l’activité libre et de l’activité aliénée. Cette confusion prend chez les néo-marxistes une de ses formes dans l’opposition entre le capital et le travail, supposant que derrière le travail mort il y ait encore une once de travail vivant [11]. Comme l’écrit Edgar Morin, « la notion de travail correspond à la prosaïsation des occupations productrices » [12]. Le travail salarié est lié à la nécessité de se procurer de l’argent. Mais le travail salarié est donc un moyen de se procurer de l’argent, qui lui-même est un moyen détourné pour satisfaire nos besoins (dormir, manger, boire, etc). Cependant ce détournement du processus de satisfaction de nos besoins, par l’acquisition d’argent grâce au salariat, nous dépossède (toujours plus) de notre propre autonomie, de cette maîtrise de nos propres conditions de vie. De fin l’humain salarié devient simple moyen. Il perd radicalement son autonomie. Comme être vivant et pensant, je dispose d’un potentiel d’activité que je puis exercer de façon autonome, mais également vendre à quelqu’un qui trouve intérêt à s’en rendre maître (gymnastique quotidienne que fait la plupart d’entre nous, dont l’objectif selon le bon mot de Lafargue aboutit à « mercurialiser son corps »). C’est ce que le philosophe (très mal compris par ceux qui s’en réclament) Charles Marx, appelle la cession marchande de sa propre force de travail en échange d’un salaire. Désormais vous ou moi, ne travaillons plus pour des utilités correspondantes à nos besoins mais pour obtenir de l’argent.
Marx opposait alors le travail objectif (un travail mort qui est celui du salariat) et le travail vivant (traversé de part en part par la subjectivité de celui qui travaille). Cette seconde forme - qui est et reste la forme fondatrice de la première -, n’est pas mesurable ou quantifiable (donc échangeable) contre un somme d’argent sensée nous rémunérer. Elle génère une « valeur vécue » (et non pas abstraite comme celle du salaire), impalpable et non objectivable. Elle est une sorte d’instinct artistique, un pouvoir de créativité, le déploiement de notre subjectivité radicale. Ainsi note encore Edgar Morin, « la notion de travail devrait dépérir au profit de la notion d’activité, laquelle combine l’intérêt, l’engagement subjectif, la passion, voire la créativité, c’est-à-dire la qualité poétique ». A l'inverse, la forme du travail salarié est pour Marx un travail mort, c’est-à-dire pour lequel la créativité qui la traversait a été mise hors jeu, annihilée. Cette forme « a-subjective » du travail (comme l’on parlerait d’a-théisme) n’est pas vivante car elle n’est faite que de non-vivant, elle fait de chaque salarié un spectre, c’est-à-dire un spectateur de sa propre vie. Marx qualifie alors cette forme spectrale du travail, d’aliénée, car elle est un travail qui va être mesuré, jaugé, quantifié par divers traitements abstraits - par rapport à l’essence subjective du travail - pour être vendue.
Mais ce travail ne nous aliène pas seulement dans notre subjectivité radicale, il détériore (toujours plus) notre organisme corporel qui « se délabre rapidement, les cheveux tombent, les dents se déchaussent, le tronc se déforme, le ventre s’entripaille, la respiration s’embarrasse, les mouvements s’alourdissent, les articulations s’ankylosent, les phalanges se nouent » [13]. Quand l’amiante et autres « maladies du salariat », ne vous tuent tout simplement pas ! Il y a en effet bien une « double folie des travailleurs » qui est de se tuer au travail et de végéter dans l’abstinence en ne consommant pas ce qu’ils produisent directement. Tant qu’il repose sur l’exploitation, la domination et la perte de son autonomie : le travail est à fuir ! Il faut mater notre passion extravagante pour le travail et nous obliger à consommer les marchandises que nous produisons. Nous ne travaillerons plus mais nous aurons beaucoup d’activités.
L’alternative à la soumission au Travail c’est la constitution de la société autonome.
Certains pourraient déjà continuer à lire les idées contenues dans ce texte en ne les considérant plus qu’avec une sympathie amusée, et ils en resteraient là. C’est peut-être qu’il n’est guère opportun de trop bouleverser notre petit potager des idées reçues. Il faut changer de révolution, car en effet, « l’autonomie, telle est bien la question centrale, aujourd’hui plus que jamais » [14]. On ne peut plus rester attacher à une classe-sujet quand le capitalisme a très largement transformé le producteur en un consommateur. Cela a été la lucidité de l’Internationale Situationniste d’élargir radicalement la définition du fameux « prolétariat » : sont les prolétaires « tous ceux qui n’ont aucun pouvoir sur leur vie et qui le savent » [15]. La société autonome notamment telle que la pensent Castoriadis et Illich, voilà de quoi permettre aux héritiers des premiers socialismes de dégager ici et maintenant (et non pas au-delà de la crête de l’horizon), un projet positif et radical. C’est aussi donner une positivité à la critique sans concession du capitalisme. La sortie du système productiviste et travailliste actuel suppose en effet une toute autre organisation dans laquelle le loisir et le jeu soient valorisés à côté du travail. Ce dernier devenu enfin activité et créativité, « deviendra un condiment de plaisir de la paresse, un exercice bienfaisant à l’organisme humain, une passion utile à l’organisme social que lorsqu’il sera sagement réglementé et limité à un maximum de trois heures par jour » [16].
Comme l’écrit de façon visionnaire Lafargue, « la quantité de travail requise par la société est forcément limitée par la consommation et par l’abondance de la matière première » [17]. Et cela même dans une pseudo économie qui n’aurait d’ « immatérielle » que le nom. Néo-marxisme (altermondialisme) et libéralisme ont pourtant comme point commun de faire de la rareté la malédiction permanente pesant sur les humains, et de la poursuite de l’abondance la condition de leur émancipation. Ils pensent que c’est l’abondance (permise par les bases matérielles de la croissance économique) qui permettra « l’élévation du niveau de vie » c’est-à-dire l’ obtention d’un « minimum vital ». Or la rareté est en réalité totalement fictive, elle est l’illusion naturelle des économistes libéraux et des sociaux-économistes critiques (marxistes ou « atermondialistes »). Car « ces misères individuelles et sociales, pour grandes et innombrables qu’elles soient, pour éternelles qu’elles paraissent, s’évanouiront comme les hyènes et les chacals à l’approche du lion, quand le prolétariat dira : ‘‘ Je le veux ’’ » [18]. L’anthropologue Marshall Salhins est largement venu corroborer ces vues [19] : Nos ancêtres de l’âge de pierre ne travaillaient pas 35 heures par semaine pour satisfaire leurs besoins. Ils ne faisaient que trois ou quatre heures de « travail » par jour pour assurer la satisfaction des besoins du groupe. L’âge de pierre n’était pas un âge de la rareté mais de l’abondance.
Dès 1981, Jacques Ellul fixait comme objectif la réduction drastique du temps de travail. Les 35 heures ? Non, « c’est totalement désuet ». Le but à atteindre : deux heures par jour [20]. Certes, reconnaît-il cela n’est en rien facile ni sans risques : « Je sais très bien ce que l’on peut objecter : l’ennui, le vide, le développement de l’individualisme, l’éclatement des communautés naturelles, l’affaiblissement, la régression économique ou enfin la récupération du temps libre par la société marchande et l’industrie des loisirs qui fera du temps une nouvelles marchandise ». Mais s’il imagine facilement « ceux qui vivront collés à leur écran TV, ceux qui passeront leur vie au bistrot », etc., il se dit convaincu qu’ainsi « nous serons obligés de poser des questions fondamentales : celles du sens de la vie et d’une nouvelle culture, celle d’une organisation qui ne soit pas contraignante ni anarchique, l’ouverture d’un champ de nouvelle créativité... Je ne rêve pas. Cela est possible. (...) L’homme a besoin de s’intéresser à quelque chose et c’est de manque d’intérêt que nous crevons aujourd’hui ». Avec du temps libre [21], et des possibilités d’expression multiples, « je sais que cet homme ‘‘ en général ’’ trouvera sa forme d’expression et la concrétisation de ses désirs. Cela ne sera peut-être pas beau, ce ne sera peut-être pas élevé ni efficace ; ce sera Lui. Ce que nous avons perdu » [22].
Serge Latouche dégage alors quatre facteurs pour la création d’une société autonome débarrassée du travail : « 1) La baisse de la productivité incontestable due à l’abandon du modèle thermo-industriel, 2) La relocalisation des activités et l’arrêt de l’exploitation du Sud, 3) La création d’emplois pour tous ceux qui le désirent, 4) Un changement de mode de vie et la suppression des besoins inutiles. Les deux premiers jouent dans le sens d’un accroissement de la quantité de travail, les deux derniers en sens contraire. Mon sentiment est que la satisfaction des besoins d’un mode de vie convivial pour tous peut être satisfaite en s’orientant vers une diminution sensible des horaires du travail obligatoire » [23]. Nous pourrions ainsi arriver à terme à nous « activer » (et pas travailler) qu’une vingtaine d’heures par semaine (soit deux ou trois heures par jours).
Ces élucubrations sur la sortie du travaillisme ne sont pourtant pas de simples jeux de langage de paresseux. En effet, certains « experts » (nom de code pour « crétin d’Etat »), peut-être un peu moins paresseux que les autres, « affirment que la troisième révolution technologique a multiplié par quatre la productivité dans les pays les plus industrialisés. Ils en tirent la conclusion que le temps de travail salarié, à condition de mieux le distribuer et d’en organiser différemment le partage, pourrait se limiter à une durée de deux heures - moins encore que les trois heures préconisées par Lafargue ! » [24].
Il est bien sûr évident « que le temps gagné n’est pas du temps non aliéné puisque consacré à la télévision et aux loisirs marchands » [25]. Alors il faut certainement réinvestir la paresse, la créativité, la vie ordinaire. Mais également comme « le travail emporte tout le temps et [qu'] avec lui on n’a nul loisir pour la République et les amis » [26], ce temps libéré doit nous permettre de disposer (enfin) des moyens pour faire de la vie publique une chose véritablement publique. La démocratie participative voire directe pourront dès lors être nos horizons d’attente et de réalisation concrète. Après faut-il défendre l’idée d’un « revenu universel inconditionnel » comme le pensent certains ? Ou encore faut-il revendiquer le passage aux « 32 heures pour tous » ? Il nous faut pourtant garder à l’esprit qu’il peut y avoir là (trop souvent) l’illusion de l’homme politique comme celle (toute autre) du citoyen [27]. Il faut peut-être préférer poser quelques balises et réaliser l’autonomie concrète, que verser dans une planification réglementaire qui glisserait trop rapidement vers une technocratie-écologiste. Certes, le revenu universel inconditionnel est peut-être intéressant pour mettre à bas la première formule de l’idéologie du travail, « Qui ne travaille pas, ne mange pas ! », mais il a le désagrément de nous renvoyer immédiatement vers une architecture de celle du type de l’ « ogre philanthropique » de l'Etat social, selon le mot d’Octavio Paz. Certes, difficile de croire à la génération spontanée, et la sortie de l’idéologie du travail pour tous est un point de mire qui doit être atteint par paliers. On retrouve là nombreux débats du début du Xxe siècle sur le possibilisme.
De toute façon, dans une société autonome où l’économie serait relocalisée, « du moment que les produits européens consommés sur place ne seront pas transportés au diable, il faudra bien que les marins, les hommes d’équipe, les camionneurs s’assoient et apprennent à se tourner les pouces » [28].
Que la crise s’aggrave !
Que la vie l'emporte !
Notes :
[1] Comme le note Paul Ariès, « ne banalisons pas, par haine du travail aliéné, les jobs précaires. Il est certain cependant que tant que le travail reste aliéné ; tant qu’il repose sur l’exploitation et la domination : le travail est à fuir ! » dans Décroissance ou barbarie, Golias, 2005, p. 105.
[2] Nom de code pour désigner tous ceux qui s’autoproclament représentants du monde salarié.
[3] Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Mille et une nuits, 1994, p.23.
[4] Fichte, Fondements du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, 1797. Cité dans Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, Léo Scheer, 2002 (1999).
[5] Paul Ariès, op. cit., p.104.
[6] J.C. Michéa, Orwell, anarchiste tory et Orwell éducateur, aux éditions Climats.
[7] Paul Lafargue, op. cit., p. 47.
[8] Guy Debord, In Girum imus nocte et consumimur igni, 1978.
[9] Gigi Bergamin, « Eloge de la vraie vie », postface à Paul Lafargue, op. cit., p. 68.
[10] Paul Lafargue, op. cit., p. 37.
[11] Cf. Groupe Krisis, op. cit.
[12] Edgar Morin, Pour une politique de civilisation, p.52.
[13] Paul Lafargue, op. cit., p.34.
[14] cf. l’excellent ouvrage de Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui, Climats, 2004. Sur l'histoire des mouvements autonomes des années 70-80, les impasses inhérentes à leurs formes de luttes et de leurs projets, et leurs dérives, on peut lire le mémoire de maîtrise de science politique de Sébastien Schifres, disponible en ligne, http://sebastien.schifres.free.fr/ .
[15] Union Nationale des Etudiants de France, Association Fédérative Générale des Etudiants de Strasbourg, De la misère en milieu étudiant. Considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, 1966.
[16] Paul Lafargue, op. cit., p.28.
[17] Ibidem, p. 42. Certes l’on sait que les besoins d’objets libidinaux se sont largement substitués aux besoins réels. Il faut noter également que Lafargue comme la quasi-totalité des penseurs de Gauche, pensait grâce à l’automation faire disparaître les travaux pénibles, ce vieux rêve déjà présent chez Aristote. « C’est parce que vous travaillez trop que l’outillage industriel se développe lentement », p. 45. Ou encore « Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d’os », pp. 45-46. « La machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidae artes et du travail salarié, le Dieu qui donnera des loisirs et la liberté », p.59. La fin du travail comme la pense Lafargue intègre ainsi les gains de productivité rendus possibles par le machinisme. Cette position était encore présente dans l’Ultra-gauche, chez un Asger Jorn ou un Murray Bookchin par exemple, jusqu’à (notamment) l‘aventure des éditions de l’Encyplopédie des Nuisances à partir des années 1990 qui a su engager la critique de l’industrie et de la technique. Il manquait à cette Ultra-Gauche technophile la lecture de Salhins, Clastres, Husserl, Anders, Arendt, Heidegger, Henry, Orwell, Adorno et Marcuse. Ils ne lui manquent plus.
[18] Ibidem. P.28.
[19] Marshall Salhins, Age de pierre, âge d’abondance, Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard.
[20] Ellul s’inspire de deux ouvrages d’Adret, Deux heures par jour et du même auteur La Révolution des temps choisis.
[21] Pour une critique correcte du temps libre marchandisé cf. Guy Debord, La Société du Spectacle, Chapitre VI « Le temps spectaculaire ».
[22] Jacques Ellul, Changer de révolution cité par Jean-luc Porquet in J. Ellul L’homme qui avait (presque) tout prévu, Ed. Le Cherche Midi, 2003, pp. 212-213. Repris de Latouche ci-dessous.
[23] Serge Latouche, « Deux heures de travail par jour ? », dans La Décroissance, n°23, septembre 2004, p.7.
[24] Gigi Bergamin, op. cit., p. 72.
[25] P. Ariès, op. cit., p. 106.
[26] Citation de Xénophon, in Lafargue, op. cit., p. 58.
[27] J. Ellul, L’illusion politique.
[28] Paul Lafargue, op. cit., pp. 47-48.
De l’abolition de l’idéologie du travail… à comment devenir collectivement autonome !
A l’heure où le capitalisme impose aux salariés (qui n’est pas aujourd’hui le salarié de quelqu’un ?) le travail à n’importe quelles conditions (passage du salariat au « précariat »), comment faire émerger les retrouvailles du mouvement ouvrier avec la critique du Travail ? Le contrat première embauche (CPE) a été l’occasion d’une prise de conscience lors du mouvement social de février-mars 2006, de l’ampleur et de la gravité de la question de la précarité. Plusieurs voix se sont également élevées afin que le refus du CPE ne devienne pas l’acceptation du CDI. Le « précariat » (une précarité permanente, forme contractuelle du travail à l’heure du libre-échange) n’est finalement que l’aboutissement même de la logique du salariat dont le critère juridique est la subordination [1]. La critique ne doit alors pas seulement porter sur une dérogation au droit du travail, mais sur la place même du travail dans notre société et dans nos vies, y compris et surtout comme « valeur ». Pourquoi se tuer de surtravail pour seulement vivre décemment ? Peut-on continuer comme cela à perdre notre vie à la gagner ? Telle est l’aporie insondable de nos vies quotidienne empreintes de l’idéologie du Travail. Il ne s’agit donc pas ici de libérer le travail (toute la gauche social-libérale et néo-marxiste, y compris Attac, réclame que la création d’emplois cesse d’être entravée par les méchants spéculateurs), mais de se libérer du travail. Et cela, sans s’appuyer sur aucune loi de l’histoire.« On veut retrouver une trace de beauté native de l’homme, il faut l’aller chercher chez les nations où les préjugés économiques n’ont pas encore déraciné la haine du travail ».
Paul Lafargue, Le Droit à la paresse.
L’idéologie du travail ou comment perdre sa vie à la gagner...
Dans les luttes sociales contre la précarisation des contrats de travail, on a eu souvent tendance à se la représenter comme une situation atypique, plus ou moins marginale par rapport au marché régulier du travail, et le plus souvent provisoire. En refusant (légitimement cela va s’en dire) le « précariat », on ne peut se contenter (en creux) de défendre en l’état le statut de l’emploi né du compromis social qui s’était constitué sous le capitalisme industriel. Finalement comme si le salariat classique (et les acquis sociaux qui ont été gagnés au fil des luttes syndicales) était préférable à la précarité permanente. La défense des acquis sociaux liés à la forme du salariat classique (garanties du droit social et de la protection sociale) et les luttes contre le « précariat » qu’elle met en œuvre, présuppose trop souvent qu’il faudrait absolument travailler (et toujours plus) et surtout à n’importe quelles conditions. La responsabilité et la sensibilité morale de celui qui décide de vendre sa force de travail est toujours une question qui brille dans les discours syndicaux, par sa totale absence. La finalité de tous les cortèges carnavalesques des syndicats, n’est jamais d’exiger le « minimum de la vie » mais le fameux « minimum vital ». Quand quelques misérables « postes de travail » sont en jeu, l’esclavage de la servitude volontaire est toujours préféré à la liberté de la vie et à son autonomie. Le mot selon lequel il vaut mieux avoir « n’importe quel » travail plutôt que pas de travail du tout est devenu la profession de foi exigée de tous.
L’histoire a connu de nombreux idéologues du travail qui se sont efforcés de faire partager leur prêche aux salariés et à leurs représentants auto-proclamés. Et bien entendu les économistes qui sont les premiers d’entre eux, ne cessent de répéter aux salariés : « Travaillez pour augmenter la fortune sociale ! » et autre « Endettez vous et consommez plus pour faire accroître le PIB ! ». A ceux qui depuis le début du XIXe siècle interpellent le « mouvement syndical » [2] en les mettant en garde que « les travailleurs eux-mêmes en coopérant à l’accumulation des capitaux productifs, contribuent à l’événement qui, tôt ou tard, doit les priver d’une partie de leur salaire » (Cherbuliez), les économistes de répondre : « Travailler, travaillez toujours pour créer votre bien-être ! » [3]. Les philosophes moralistes sont également de ceux qui pour Lafargue ont inventé le dogme du travail. Leur maxime favorite comme l’écrit Fichte est que « chacun doit pouvoir vivre de son travail, tel est le principe. ‘‘ Pouvoir vivre ’’ est ainsi conditionné par le travail, et il n’est de droit que lorsque cette condition a été remplie » [4]. L’industriel américain Taylor (fondateur du taylorisme) est également un des piliers de cette idéologie qui empreint notre imaginaire occidental et notamment syndical. Il a théorisé la volonté de créer « l’homme-bœuf » [5], c’est-à-dire que « l’une des toutes premières aptitudes requises d’un homme capable de faire de la manutention (...) est d’être si bête et flegmatique que sa tournure d’esprit le rapproche davantage du bœuf que de tout autre chose. Un homme qui a un esprit alerte et intelligent est pour cette raison même totalement inapte à assumer l’écrasante monotonie de ce genre de travail ». Le taylorisme sera condamné par une Commission d’enquête parlementaire américaine (cf. Ariès) qui siègera entre octobre et février 1912 car jugé destructeur des identités collectives et solidarités : on lui reprochait de promouvoir un système dans lequel « le bon ouvrier » (l’homme de métier, c’est-à-dire celui avec lequel Jean-Pierre Pernaut a construit son très correct journal de 13 heures) n’aurait plus sa place. Mais malgré cette condamnation d’une commission parlementaire, le pouvoir politique américain n’empêchera pas l’Organisation Scientifique du Travail (O.S.T.) de se généraliser et de décimer les cultures de métiers.
Un autre grand industriel américain, Henry Ford participe à l’élaboration de l’idéologie du Travail. Mais au contraire du « méchant Taylor » que nos « économistes » (nom de code pour désigner les prêtres à courtes et longues robes de l’église économique) condamnent dans leur grande majorité, « le gentil » Henry Ford est encore leur saint-patron. Le Fordisme est sa doctrine de l’organisation rationnelle (c’est-à-dire efficace, et elle l’est !) du travail. Cependant l’homme mériterait tout de même a être mieux connu : antisémite notoire, grand admirateur du nazisme et d’Adolf Hitler, il est surtout l’auteur d’un ouvrage ignoble dénonçant l’existence d’un complot juif.
Mais cette idéologie du travail, les bureaucraties syndicales en ont même fait un programme de revendications. C’est une des lucidités de Lafargue que d’avoir reconnu cette perversion du mouvement ouvrier qui luttait à l’origine contre le salariat, le machinisme, c’est-à-dire pour une vie décente. Les représentants politiques et syndicaux auto-proclamés des milieux salariés, ont alors abandonné l’idée que le socialisme ne soit possible que par l’extension à l’ensemble des sphères de la socialité, de la sensibilité morale populaire, ce qu’Orwell a appelé la « common decendy », ce sens moral de l’homme ordinaire [6]. Les professionnels de la représentation et des luttes spectaculaires (au sens de Debord), n’ont alors eu que pour seul projet d’émancipation, l’économisme et le juridisme révolutionnaires, plus connus sous le nom de capitalisme à visage humain. « Si déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que les droits de l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au Travail, qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers... Mais comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile ? » [7] Le droit au travail (et aujourd’hui sa défense négative par les forces syndicales dites « antilibérales » ou « altermondialistes ») a été une idée inculquée par l’adversaire : les victimes elles-mêmes courent ainsi au-devant de leurs propres malheurs, et elles en redemandent ! Ce sont les salariés (du public comme du privé) qui demandent de toutes leurs forces - parfois les armes à la main ou avec le pavé facile - d’être enchaînés à leurs outils de travail. Et à vouloir rentrer dans le jeu de l’acceptation du salariat, tous les Besancenot de la Terre, les Thibault et autres Chérèque, ne sont finalement que « ce florissant personnel syndical et politique, toujours prêt à prolonger d’un millénaire la plainte du prolétaire, à seule fin de lui conserver un défenseur » [8]. Le mouvement ouvrier : un mouvement pour le travail. Tant que cette gauche progressiste ne s’évertuera pas à « jeter aux oubliettes le droit du travail qui, dans la réalité n’est que droit à la détresse du corps et de l’esprit, et donc un interdit de tout espoir de liberté et de plein vivre », alors « la vraie vie, celle de tous les rêves de tous les temps, celle qui devrait assurer l’épanouissement de la nature humaine dans toutes ses nuances, est [et sera] annihilée ante litteram par l’étouffante et médiocre captivité du salariat » [9]. Ce que dénonce Lafargue n’est pourtant pas seulement la revendication syndicale d’un droit du Travail comprenant tous les acquis sociaux encadrant la forme contractuelle du salariat, et qui fait trop souvent l’unique revendication de notre Gauche et Extrême-Gauche progressiste actuelle, même quand elle soutient (envers et contre tout) qu’elle est encore « révolutionnaire ». « C’est précisément alors que, sans tenir compte de la démoralisation que la bourgeoisie s’était imposée comme un devoir social, les prolétaires se mirent en tête d’infliger le travail aux capitalistes. Les naïfs, ils prirent au sérieux les théories des économistes et des moralistes sur le travail et se sanglèrent les reins pour en infliger la pratique aux capitalistes » [10]. Ah !dictature du prolétariat quand tu nous tiens...
Domination du travail mort et Abolition du travail aliéné. Pour une activité créatrice.
L’idéologie du travail résulte d’une confusion largement entretenue entre ce qui relève de l’activité libre et de l’activité aliénée. Cette confusion prend chez les néo-marxistes une de ses formes dans l’opposition entre le capital et le travail, supposant que derrière le travail mort il y ait encore une once de travail vivant [11]. Comme l’écrit Edgar Morin, « la notion de travail correspond à la prosaïsation des occupations productrices » [12]. Le travail salarié est lié à la nécessité de se procurer de l’argent. Mais le travail salarié est donc un moyen de se procurer de l’argent, qui lui-même est un moyen détourné pour satisfaire nos besoins (dormir, manger, boire, etc). Cependant ce détournement du processus de satisfaction de nos besoins, par l’acquisition d’argent grâce au salariat, nous dépossède (toujours plus) de notre propre autonomie, de cette maîtrise de nos propres conditions de vie. De fin l’humain salarié devient simple moyen. Il perd radicalement son autonomie. Comme être vivant et pensant, je dispose d’un potentiel d’activité que je puis exercer de façon autonome, mais également vendre à quelqu’un qui trouve intérêt à s’en rendre maître (gymnastique quotidienne que fait la plupart d’entre nous, dont l’objectif selon le bon mot de Lafargue aboutit à « mercurialiser son corps »). C’est ce que le philosophe (très mal compris par ceux qui s’en réclament) Charles Marx, appelle la cession marchande de sa propre force de travail en échange d’un salaire. Désormais vous ou moi, ne travaillons plus pour des utilités correspondantes à nos besoins mais pour obtenir de l’argent.
Marx opposait alors le travail objectif (un travail mort qui est celui du salariat) et le travail vivant (traversé de part en part par la subjectivité de celui qui travaille). Cette seconde forme - qui est et reste la forme fondatrice de la première -, n’est pas mesurable ou quantifiable (donc échangeable) contre un somme d’argent sensée nous rémunérer. Elle génère une « valeur vécue » (et non pas abstraite comme celle du salaire), impalpable et non objectivable. Elle est une sorte d’instinct artistique, un pouvoir de créativité, le déploiement de notre subjectivité radicale. Ainsi note encore Edgar Morin, « la notion de travail devrait dépérir au profit de la notion d’activité, laquelle combine l’intérêt, l’engagement subjectif, la passion, voire la créativité, c’est-à-dire la qualité poétique ». A l'inverse, la forme du travail salarié est pour Marx un travail mort, c’est-à-dire pour lequel la créativité qui la traversait a été mise hors jeu, annihilée. Cette forme « a-subjective » du travail (comme l’on parlerait d’a-théisme) n’est pas vivante car elle n’est faite que de non-vivant, elle fait de chaque salarié un spectre, c’est-à-dire un spectateur de sa propre vie. Marx qualifie alors cette forme spectrale du travail, d’aliénée, car elle est un travail qui va être mesuré, jaugé, quantifié par divers traitements abstraits - par rapport à l’essence subjective du travail - pour être vendue.
Mais ce travail ne nous aliène pas seulement dans notre subjectivité radicale, il détériore (toujours plus) notre organisme corporel qui « se délabre rapidement, les cheveux tombent, les dents se déchaussent, le tronc se déforme, le ventre s’entripaille, la respiration s’embarrasse, les mouvements s’alourdissent, les articulations s’ankylosent, les phalanges se nouent » [13]. Quand l’amiante et autres « maladies du salariat », ne vous tuent tout simplement pas ! Il y a en effet bien une « double folie des travailleurs » qui est de se tuer au travail et de végéter dans l’abstinence en ne consommant pas ce qu’ils produisent directement. Tant qu’il repose sur l’exploitation, la domination et la perte de son autonomie : le travail est à fuir ! Il faut mater notre passion extravagante pour le travail et nous obliger à consommer les marchandises que nous produisons. Nous ne travaillerons plus mais nous aurons beaucoup d’activités.
L’alternative à la soumission au Travail c’est la constitution de la société autonome.
Certains pourraient déjà continuer à lire les idées contenues dans ce texte en ne les considérant plus qu’avec une sympathie amusée, et ils en resteraient là. C’est peut-être qu’il n’est guère opportun de trop bouleverser notre petit potager des idées reçues. Il faut changer de révolution, car en effet, « l’autonomie, telle est bien la question centrale, aujourd’hui plus que jamais » [14]. On ne peut plus rester attacher à une classe-sujet quand le capitalisme a très largement transformé le producteur en un consommateur. Cela a été la lucidité de l’Internationale Situationniste d’élargir radicalement la définition du fameux « prolétariat » : sont les prolétaires « tous ceux qui n’ont aucun pouvoir sur leur vie et qui le savent » [15]. La société autonome notamment telle que la pensent Castoriadis et Illich, voilà de quoi permettre aux héritiers des premiers socialismes de dégager ici et maintenant (et non pas au-delà de la crête de l’horizon), un projet positif et radical. C’est aussi donner une positivité à la critique sans concession du capitalisme. La sortie du système productiviste et travailliste actuel suppose en effet une toute autre organisation dans laquelle le loisir et le jeu soient valorisés à côté du travail. Ce dernier devenu enfin activité et créativité, « deviendra un condiment de plaisir de la paresse, un exercice bienfaisant à l’organisme humain, une passion utile à l’organisme social que lorsqu’il sera sagement réglementé et limité à un maximum de trois heures par jour » [16].
Comme l’écrit de façon visionnaire Lafargue, « la quantité de travail requise par la société est forcément limitée par la consommation et par l’abondance de la matière première » [17]. Et cela même dans une pseudo économie qui n’aurait d’ « immatérielle » que le nom. Néo-marxisme (altermondialisme) et libéralisme ont pourtant comme point commun de faire de la rareté la malédiction permanente pesant sur les humains, et de la poursuite de l’abondance la condition de leur émancipation. Ils pensent que c’est l’abondance (permise par les bases matérielles de la croissance économique) qui permettra « l’élévation du niveau de vie » c’est-à-dire l’ obtention d’un « minimum vital ». Or la rareté est en réalité totalement fictive, elle est l’illusion naturelle des économistes libéraux et des sociaux-économistes critiques (marxistes ou « atermondialistes »). Car « ces misères individuelles et sociales, pour grandes et innombrables qu’elles soient, pour éternelles qu’elles paraissent, s’évanouiront comme les hyènes et les chacals à l’approche du lion, quand le prolétariat dira : ‘‘ Je le veux ’’ » [18]. L’anthropologue Marshall Salhins est largement venu corroborer ces vues [19] : Nos ancêtres de l’âge de pierre ne travaillaient pas 35 heures par semaine pour satisfaire leurs besoins. Ils ne faisaient que trois ou quatre heures de « travail » par jour pour assurer la satisfaction des besoins du groupe. L’âge de pierre n’était pas un âge de la rareté mais de l’abondance.
Dès 1981, Jacques Ellul fixait comme objectif la réduction drastique du temps de travail. Les 35 heures ? Non, « c’est totalement désuet ». Le but à atteindre : deux heures par jour [20]. Certes, reconnaît-il cela n’est en rien facile ni sans risques : « Je sais très bien ce que l’on peut objecter : l’ennui, le vide, le développement de l’individualisme, l’éclatement des communautés naturelles, l’affaiblissement, la régression économique ou enfin la récupération du temps libre par la société marchande et l’industrie des loisirs qui fera du temps une nouvelles marchandise ». Mais s’il imagine facilement « ceux qui vivront collés à leur écran TV, ceux qui passeront leur vie au bistrot », etc., il se dit convaincu qu’ainsi « nous serons obligés de poser des questions fondamentales : celles du sens de la vie et d’une nouvelle culture, celle d’une organisation qui ne soit pas contraignante ni anarchique, l’ouverture d’un champ de nouvelle créativité... Je ne rêve pas. Cela est possible. (...) L’homme a besoin de s’intéresser à quelque chose et c’est de manque d’intérêt que nous crevons aujourd’hui ». Avec du temps libre [21], et des possibilités d’expression multiples, « je sais que cet homme ‘‘ en général ’’ trouvera sa forme d’expression et la concrétisation de ses désirs. Cela ne sera peut-être pas beau, ce ne sera peut-être pas élevé ni efficace ; ce sera Lui. Ce que nous avons perdu » [22].
Serge Latouche dégage alors quatre facteurs pour la création d’une société autonome débarrassée du travail : « 1) La baisse de la productivité incontestable due à l’abandon du modèle thermo-industriel, 2) La relocalisation des activités et l’arrêt de l’exploitation du Sud, 3) La création d’emplois pour tous ceux qui le désirent, 4) Un changement de mode de vie et la suppression des besoins inutiles. Les deux premiers jouent dans le sens d’un accroissement de la quantité de travail, les deux derniers en sens contraire. Mon sentiment est que la satisfaction des besoins d’un mode de vie convivial pour tous peut être satisfaite en s’orientant vers une diminution sensible des horaires du travail obligatoire » [23]. Nous pourrions ainsi arriver à terme à nous « activer » (et pas travailler) qu’une vingtaine d’heures par semaine (soit deux ou trois heures par jours).
Ces élucubrations sur la sortie du travaillisme ne sont pourtant pas de simples jeux de langage de paresseux. En effet, certains « experts » (nom de code pour « crétin d’Etat »), peut-être un peu moins paresseux que les autres, « affirment que la troisième révolution technologique a multiplié par quatre la productivité dans les pays les plus industrialisés. Ils en tirent la conclusion que le temps de travail salarié, à condition de mieux le distribuer et d’en organiser différemment le partage, pourrait se limiter à une durée de deux heures - moins encore que les trois heures préconisées par Lafargue ! » [24].
Il est bien sûr évident « que le temps gagné n’est pas du temps non aliéné puisque consacré à la télévision et aux loisirs marchands » [25]. Alors il faut certainement réinvestir la paresse, la créativité, la vie ordinaire. Mais également comme « le travail emporte tout le temps et [qu'] avec lui on n’a nul loisir pour la République et les amis » [26], ce temps libéré doit nous permettre de disposer (enfin) des moyens pour faire de la vie publique une chose véritablement publique. La démocratie participative voire directe pourront dès lors être nos horizons d’attente et de réalisation concrète. Après faut-il défendre l’idée d’un « revenu universel inconditionnel » comme le pensent certains ? Ou encore faut-il revendiquer le passage aux « 32 heures pour tous » ? Il nous faut pourtant garder à l’esprit qu’il peut y avoir là (trop souvent) l’illusion de l’homme politique comme celle (toute autre) du citoyen [27]. Il faut peut-être préférer poser quelques balises et réaliser l’autonomie concrète, que verser dans une planification réglementaire qui glisserait trop rapidement vers une technocratie-écologiste. Certes, le revenu universel inconditionnel est peut-être intéressant pour mettre à bas la première formule de l’idéologie du travail, « Qui ne travaille pas, ne mange pas ! », mais il a le désagrément de nous renvoyer immédiatement vers une architecture de celle du type de l’ « ogre philanthropique » de l'Etat social, selon le mot d’Octavio Paz. Certes, difficile de croire à la génération spontanée, et la sortie de l’idéologie du travail pour tous est un point de mire qui doit être atteint par paliers. On retrouve là nombreux débats du début du Xxe siècle sur le possibilisme.
De toute façon, dans une société autonome où l’économie serait relocalisée, « du moment que les produits européens consommés sur place ne seront pas transportés au diable, il faudra bien que les marins, les hommes d’équipe, les camionneurs s’assoient et apprennent à se tourner les pouces » [28].
Que la crise s’aggrave !
Que la vie l'emporte !
Notes :
[1] Comme le note Paul Ariès, « ne banalisons pas, par haine du travail aliéné, les jobs précaires. Il est certain cependant que tant que le travail reste aliéné ; tant qu’il repose sur l’exploitation et la domination : le travail est à fuir ! » dans Décroissance ou barbarie, Golias, 2005, p. 105.
[2] Nom de code pour désigner tous ceux qui s’autoproclament représentants du monde salarié.
[3] Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Mille et une nuits, 1994, p.23.
[4] Fichte, Fondements du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, 1797. Cité dans Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, Léo Scheer, 2002 (1999).
[5] Paul Ariès, op. cit., p.104.
[6] J.C. Michéa, Orwell, anarchiste tory et Orwell éducateur, aux éditions Climats.
[7] Paul Lafargue, op. cit., p. 47.
[8] Guy Debord, In Girum imus nocte et consumimur igni, 1978.
[9] Gigi Bergamin, « Eloge de la vraie vie », postface à Paul Lafargue, op. cit., p. 68.
[10] Paul Lafargue, op. cit., p. 37.
[11] Cf. Groupe Krisis, op. cit.
[12] Edgar Morin, Pour une politique de civilisation, p.52.
[13] Paul Lafargue, op. cit., p.34.
[14] cf. l’excellent ouvrage de Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui, Climats, 2004. Sur l'histoire des mouvements autonomes des années 70-80, les impasses inhérentes à leurs formes de luttes et de leurs projets, et leurs dérives, on peut lire le mémoire de maîtrise de science politique de Sébastien Schifres, disponible en ligne, http://sebastien.schifres.free.fr/ .
[15] Union Nationale des Etudiants de France, Association Fédérative Générale des Etudiants de Strasbourg, De la misère en milieu étudiant. Considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, 1966.
[16] Paul Lafargue, op. cit., p.28.
[17] Ibidem, p. 42. Certes l’on sait que les besoins d’objets libidinaux se sont largement substitués aux besoins réels. Il faut noter également que Lafargue comme la quasi-totalité des penseurs de Gauche, pensait grâce à l’automation faire disparaître les travaux pénibles, ce vieux rêve déjà présent chez Aristote. « C’est parce que vous travaillez trop que l’outillage industriel se développe lentement », p. 45. Ou encore « Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d’os », pp. 45-46. « La machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidae artes et du travail salarié, le Dieu qui donnera des loisirs et la liberté », p.59. La fin du travail comme la pense Lafargue intègre ainsi les gains de productivité rendus possibles par le machinisme. Cette position était encore présente dans l’Ultra-gauche, chez un Asger Jorn ou un Murray Bookchin par exemple, jusqu’à (notamment) l‘aventure des éditions de l’Encyplopédie des Nuisances à partir des années 1990 qui a su engager la critique de l’industrie et de la technique. Il manquait à cette Ultra-Gauche technophile la lecture de Salhins, Clastres, Husserl, Anders, Arendt, Heidegger, Henry, Orwell, Adorno et Marcuse. Ils ne lui manquent plus.
[18] Ibidem. P.28.
[19] Marshall Salhins, Age de pierre, âge d’abondance, Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard.
[20] Ellul s’inspire de deux ouvrages d’Adret, Deux heures par jour et du même auteur La Révolution des temps choisis.
[21] Pour une critique correcte du temps libre marchandisé cf. Guy Debord, La Société du Spectacle, Chapitre VI « Le temps spectaculaire ».
[22] Jacques Ellul, Changer de révolution cité par Jean-luc Porquet in J. Ellul L’homme qui avait (presque) tout prévu, Ed. Le Cherche Midi, 2003, pp. 212-213. Repris de Latouche ci-dessous.
[23] Serge Latouche, « Deux heures de travail par jour ? », dans La Décroissance, n°23, septembre 2004, p.7.
[24] Gigi Bergamin, op. cit., p. 72.
[25] P. Ariès, op. cit., p. 106.
[26] Citation de Xénophon, in Lafargue, op. cit., p. 58.
[27] J. Ellul, L’illusion politique.
[28] Paul Lafargue, op. cit., pp. 47-48.