Un article intéressant sur les mécanismes et ressorts des marchés pétroliers tiré de :
La cartellisation du marché
« The best of all monopoly profits is a quiet life » : cette formule célèbre de John Hicks s’applique bien au marché pétrolier, où les producteurs mènent souvent une vie paisible et discrète. Le pétrole est un produit relativement homogène, le marché est globalement unifié (les prix des différents bruts exhibent les mêmes tendances à moyen terme, et les marges de raffinage tendent à fluctuer autour d'une moyenne), il y a atomicité des consommateurs à l’échelle mondiale, et les coûts d’entrée sur le marché ne sont pas si importants qu’on le dit (du moins pour le pétrole conventionnel et à terre, cf. la prolifération des forages aux Etats-Unis il y a plus d’un siècle) : on devrait donc pouvoir s’approcher de la concurrence pure et parfaite. Mais les producteurs se sont toujours organisés pour restreindre l’offre et pour verrouiller l’information. Du début du XX° siècle aux années 1960 environ, il faut incriminer les « majors » du pétrole (les « 7 sœurs », dont cinq sont américaines et dont trois sont issues de la Standard Oil : Exxon, Mobil et Chevron) et, depuis 1970, les onze Etats membres de l’OPEP. On est donc passé de « Dallas, ton univers impitoyable » à « Ryad, ton univers sans pitié ». De façon très classique (c’est le triptyque de l’économie industrielle), nous étudierons les comportements de marché (fautifs), la structure du marché (oligopolistique) et les résultats (mirifiques).
Les comportements : voler, tricher et mentir
Le tout en toute impunité, à très large échelle, et depuis longtemps. On se prendrait presque à rêver qu’un jour une entité supranationale (OMC ? « Direction générale de la concurrence pétrolière mondiale » ?) ou un Etat plus fort que les autres rétablissent un peu de concurrence et de transparence sur ce marché, mais… ce n’est pas vraiment d’actualité.
1/ Voler. C’est ce que font les monopoleurs à l’encontre des consommateurs, invariablement. D’où l’expression américaine « robber barons » (les barons voleurs), qui date de l’époque des grands trusts de la fin du XIXe siècle. Ce qu’il y a d’inquiétant, s’agissant du pétrole, c’est a/ qu’il ne s’agit pas d’une logique profitable à tous ou « à la Robin des bois » : alors qu’une part importante de la fortune des Rockefeller est allé à des fondations caritatives et/ou à des investissements productifs, les pétro-Etats modernes ne sont célèbres ni pour leur altruisme ni pour leur clairvoyance (cf. l’étude de cas sur le « mal hollandais », disponible sur ce site), et b/ que les consommateurs se sont habitués, ils ne s’indignent même plus. On estime pourtant que, pour chaque 10 dollars de hausse du prix du baril, les consommateurs du monde entier doivent sortir tous les jours de leur poche un milliard de dollars supplémentaires.
Dans le rôle d’Ali Baba, prince des voleurs, l’Arabie saoudite, sorte de « banque centrale du pétrole ». Selon une boutade attribuée à Robert Mabro (professeur à Oxford, spécialiste réputé du marché du pétrole), l’Arabie et le marché se partagent, pour moitié chacun, la détermination du prix du brut : au premier les deux premiers chiffres avant la virgule, au second les deux chiffres suivants. Cela est dû à l’extraordinaire flexibilité de son offre (pour des raisons physiques, géologiques, les réserves saoudiennes constituent un véritable réservoir dont on module la production comme on manoeuvre des robinets) et à l’existence de capacités excédentaires significatives, qui en font le « fournisseur en dernier ressort ».
2/ Tricher. C’est inévitable. Au sein d’un cartel pétrolier, comme au sein de toute association, certains agissent comme des passagers clandestins (free rider) de façon à bénéficier des avantages de l’association (en l’occurrence, des prix plus élevés que les prix de marché) tout en ne contribuant pas aux coûts (la production qu’il faut restreindre). C’est toute la question du respect des lignes de démarcation (pour les « 7 sœurs », jadis) puis du respect des quotas (pour les membres de l’OPEP, de nos jours). L’ensemble peut être modélisé à l’aide des outils de la théorie des jeux (dilemme du prisonnier, par exemple) à condition de ne pas oublier le caractère dissymétrique et hétérogène de l’OPEP. En premier lieu, l’Arabie saoudite joue le rôle du gendarme : on a dit qu’elle avait sciemment laissé les prix du baril s’effondrer à la fin des années 1990 afin de « discipliner » les autres exportateurs. Ensuite, il existe deux groupes de pays : les peu peuplés, comme ceux du Golfe, peuvent supporter les conséquences sociales de la discipline, tandis que les très peuplés, qui ont en outre des réserves plus faibles et des coûts moins favorables, comme le Nigeria, l’Algérie et l’Iran, peuvent être acculés à tricher. Logiquement, les tricheries sont plus tentantes lorsque les prix sont élevés. c’est aussi un fait bien documenté : les études empiriques soulignent toutes que les dérogations et les productions clandestines vont main dans la main avec les prix.
3/ Mentir. C’est essentiel à la survie d’un cartel. Dissimulation savante dans le cas de l’accord d’Achnacarry (c’est dans ce château écossais que les patrons des ancêtres de BP, Shell et Exxon organisèrent en 1928, dans le plus grand secret, le cartel pétrolier qui domina la marché mondial pour une vingtaine d’années : entente sur la répartition du marché, sur la modalité de détermination des prix et sur la régulation de la production) ; discours faussement altruiste dans le cas de l’OPEP. Cette dernière affirme ainsi régulièrement l’existence d’un « prix d’équilibre » du baril et soutien que la raison sociale du cartel est d’œuvrer « pour encadrer les prix dans des limites raisonnables ». En réalité, l’élasticité de l’offre au prix est assez faible à court terme, du fait en particulier de la cartellisation (les difficultés techniques pour ajuster l’offre à la demande jouent un rôle second), ce qui explique que le pétrole est, au sein des matières premières, l’un des sous-jacents qui connaît historiquement la plus forte volatilité (Document 6). Dans les faits, la production de l’OPEP varie plus que celle des pays non OPEP, dans un sens le plus souvent pro-cyclique ; c’est donc un discours de « pompier pyromane » (pour une critique en règle des agissements de l’OPEP, se reporter à Morris Adelman, 2004, p.16-21). Il serait de toute façon contraire aux intérêts de l’OPEP de réduire la volatilité, qui joue le rôle d’une barrière à l’entrée dissuadant l’arrivée de nouveaux producteurs et freinant les investissements (cf. les travaux de Dixit et Pindick 1994 sur l’investissement en incertitude). Il faut également entretenir le flou artistique quant aux vrais coûts de production et quant aux réserves prouvées, de sorte que le marché pétrolier est un de ceux où l’information est la plus délicate à se procurer.
Sur ce point, le scandale Shell a permis de se faire une idée de certaines pratiques du secteur. Au cours de l’année 2004, le groupe a annoncé une surévaluation de 20 % de ses réserves de pétrole et de gaz, avant de se rétracter, puis de faire machine arrière. Les actionnaires ont fait le ménage, la direction a été limogée, de nouvelles règles, plus transparentes, ont été adoptées qui ont conduit à une nette diminution des réserves d’or noir de la firme. Une atmosphère du type « Enron pétrolier » a plané sur les marchés pendant plusieurs mois. Par contagion, plusieurs autres groupes ont dû préciser l’état de leurs réserves, pour rassurer les marchés, et procéder à des audits plus rigoureux. Une régulation aussi prompte, médiatisée et efficace n’est pas disponible s’agissant des Etats membres de l’OPEP. Ils ont pourtant des capacités de dissimulation très supérieures à celles des compagnies internationales.