La nouvelle ruée vers l'or noir des gisements de schiste
Le Figaro 10 Oct 2012
Aux États-Unis,des trésors de gaz et de pétrole ont été révélés grâce à la technique de fracturation hydraulique des roches. Assez pour bouleverser la donne énergétique et pousser les locaux à louer leurs terres, en dépit des inconnues environnementales.
Dans la lueur blême du petit matin, un timide soleil d'automne dévoile les tons rouge et or des collines boisées du comté de Tuscarawas, encore largement assoupi. Aux commandes de son petit monomoteur Piper immaculé, Ralph Randolph part en virage sur l'aile, pointant l'horizon du doigt et les forêts multicolores qui semblent s'étendre à l'infini. «À l'est, c'est le comté de Carroll, explique cet entrepreneur de New Philadelphia, pilote à ses heures. C'est paisible en apparence, mais vous allez vite comprendre ce que ça cache.» Comme par enchantement, les frondaisons de l'Ohio, pays des amish et des Mohicans, révèlent leur secret, invisible ou presque depuis le sol: une myriade de chantiers dissimulés aux regards, de larges saignées végétales abritant de sages alignements de tronçons de pipeline en passe d'être enfouis. En cette splendide fin d'été indien, le nord-est de l'Ohio vit à l'heure d'une fébrile chasse au trésor, matérialisée par une noria incessante de camions, de grues, d'ouvriers et d'ingénieurs, tous en quête du nouveau Graal énergétique: les gisements de gaz de schiste, dénommés Marcellus et Utica, qui s'étendent sur huit États, du Tennessee à New York en passant par l'Ohio.
De larges saignées végétales abritent des tronçons de pipeline provenant des puits d'exploitation des gisements de gaz de schiste, dans l'Ohio Crédits photo : Maurin Picard
Situé à 7.800 pieds (2.300 m) de profondeur, Utica était encore totalement inaccessible il y a peu, faute de technologie perfectionnée pour forer à de telles profondeurs. Et puis la révolution du fracking a eu lieu. Une technique révolutionnaire de fracturation de la roche par injection d'eau, de sable et de mélange chimique à haute pression, permettant d'extraire de la roche argileuse les gouttelettes de gaz retenues dans ses anfractuosités.
Un trésor: les quantités libérées ont largement contribué durant la décennie écoulée à faire chuter de 75 % le prix du gaz pour les foyers américains, tandis qu'il augmentait de 65 % en France. En outre, certains gisements sont riches en condensats (des liquides issus du gaz) - que la Chine importe avidement pour la fabrication du plastique -, ainsi que du pétrole brut non corrosif («sweet crude oil») d'excellente qualité. C'est ce pétrole de schiste, localisé principalement dans le gisement Utica en Ohio, qui a changé la donne, au point d'inciter les «majors» à fermer leurs puits de Pennsylvanie pour déplacer leurs moyens dans le «Buckeye State» voisin. Car son avantage est double: il permet à la fois d'enrayer la chute du prix du gaz, en ralentissant artificiellement la production, et de mieux miser sur l'indémodable or noir.
Le phénomène, enclenché en juillet 2010, a pris une ampleur spectaculaire. Des 129 forages recensés à ce jour, 27 sont opérationnels. Les autres ne sont que des sites exploratoires, mais ils sont déjà en train de transformer en gruyère les forêts de l'Ohio, à mesure que croît l'excitation des sondeurs. Personne ne se risque encore à dire si le pétrole de schiste pourrait couler à flots durant des années, ou si le soufflé retombera dans six mois. Des indices, cependant, ne trompent pas. Survolant Tippecanoe, dans le comté de Harrison, Ralph Randolph vient de repérer sur un site en cours de développement trois gigantesques cuves encore vides. «Elles n'étaient pas là la dernière fois que je suis passé ici, s'étonne-t-il. S'ils ont construit ces cuves, croyez-moi, c'est que le site est prometteur.»
De partout affluent les grands noms du «Big Oil» :Chesapeake, premier entré en jeu, a été rejoint par Exxon, Shell, BP et même le français Total. À Younsgtown, le métallurgiste français Vallourec construit une usine de tubes en acier sans soudure, destinés à alimenter les futurs pipelines qui bientôt couvriront la région. Montant de l'investissement initial: 650 millions de dollars, et 350 emplois à la clé.
Le jackpot des fermiers
Toutes les «majors» ont signé un nombre impressionnant de concessions relatives aux droits d'exploitation avec les fermiers locaux. Mais ceux-ci cultivent la discrétion. Au nord-est du bourg de Carrollton, sur Patriot Road, une route mal carrossée le long de laquelle ont surgi des puits de schiste, les mines s'allongent et les portes claquent à la moindre sollicitation, malgré les signes extérieurs de richesse évidents. «Laissez-moi tranquille, je n'ai rien à vous dire», s'emporte Tom Herbert, un prospère retraité retranché dans son immense propriété perchée sur les collines. Un peu plus loin, Dawn Devine, une jeune mère de famille qui vient juste de ranger son luxueux 4×4, entrouvre la porte de sa demeure repeinte de frais, mais botte carrément en touche lorsque la conversation porte sur les droits d'exploitation. «Il faut les comprendre, explique Brad Hillyer, un avocat à la carrure de lutteur, spécialiste des négociations pétrolières et dont le cabinet d'Uhrichsville ne désemplit pas depuis deux ans. Les gens du coin n'aiment pas qu'on vienne fouiller dans leurs affaires. Ils redoutent que leurs voisins apprennent le montant de leurs gains.» À combien se montent-ils au juste? «Il faut compter de 5200 à 5700 dollars l'acre (0,4 ha) pour cinq ans, précise Hillyer. Un de mes clients a reçu un premier chèque de 157.000 dollars et je n'ai rien vu passer depuis en dessous de 90.000 dollars.»
Le jackpot, le vrai, pour les propriétaires, n'est pas là. Il est dans les royalties, c'est-à-dire le dividende du propriétaire indexé sur la valeur de la production lorsque le puits tournera à plein régime. De quoi devenir millionnaire dès la première année d'exploitation. «Les royalties étaient d'environ 12,5 % avant 2010, précise James Pham, un avocat de Californie à l'enthousiasme contagieux, arrivé depuis huit mois à peine. On en est désormais à 20 %, et ce n'est qu'un début.»
Voilà comment les campagnes de l'Ohio, frappées par la crise de la métallurgie, de l'industrie automobile et du crédit immobilier en 2008, se prennent soudain à rêver d'une folle prospérité. «
Les montagnes d'argent versées par Chesapeake et les autres foreurs aux propriétaires sont en train de doper littéralement l'économie locale», se réjouit Brad Hillyer.
Changement de décor et d'ambiance. À une heure de route, par-delà les vallons, Youngstown fait peine à voir avec son centre-ville sinistré et ses bâtisses abandonnées, tristes vestiges d'un passé industriel révolu. C'est pourtant là que Vallourec vient de poser ses valises. La bourgade a perdu deux tiers de sa population en trente ans, passant de 168.000 à 66.000 habitants. «L'exode continue», soupire le maire, Charles Sammarone, truculent septuagénaire dans son bureau en Formica d'un autre âge. Youngstown a deux gros ennuis, explique-t-il: la faillite menace et l'insalubrité de 5.000 édifices abandonnés va s'aggravant.
Onze tremblements de terre en 2011
Alors Sammarone a eu une idée: céder les droits d'exploitation de 180 acres (72 ha) de terre en bordure de la ville pour financer les travaux de démolition. Pourquoi s'en priver, puisque chacun peut légitimement revendiquer sa part du gâteau de schiste et que l'État de l'Ohio lui-même s'apprête à céder les droits d'exploitation de ses parcs et forêts, après une loi passée en ce sens en juin 2011?
Les bénéfices feraient réfléchir le plus fervent des «anti-fracking», comme les appelle Sammarone, ceux qui objectent aux conséquences environnementales mal cernées de la technique de fracturation hydraulique: «Cela crée des emplois, réduit notre dépendance au pétrole étranger et soulage le fardeau fiscal des villes», relève Jerry James, président de l'Ohio Oil and Gas Association. Au total, 200.000 emplois pourraient être créés grâce au fracking en Ohio d'ici à 2015, selon les estimations les plus optimistes, et générer 22 milliards de dollars de revenus. Le chômage, quant à lui, est tombé à 7,2 % en quatre ans, contre 7,8 % pour le reste du pays. Dans l'intervalle, les États-Unis sont passés de 5 à 6,2 millions de barils bruts de pétrole produits par jour, réduisant leur dépendance énergétique de 42 %.
Or, à Youngstown, le fracking a mauvaise presse, depuis que onze tremblements de terre, classés 4 sur l'échelle de Richter, ont ébranlé la ville pour la seule année 2011. Un puits de D & L Energy en est à l'origine. Sammarone, dont la maison a tremblé lors du dernier séisme le 31 décembre, a découvert que l'opérateur avait violé toutes les règles d'exploitation existantes, en forant en deçà de 9.000 pieds (2.700 m) et en laissant s'infiltrer l'eau contaminée. Sommé par sa propre femme de «régler le problème une bonne fois pour toutes», il a exigé et obtenu un moratoire de la production de ce site, mais espère convaincre ses concitoyens partagés que le fracking pourrait bien sauver Youngstown de la ruine.
À l'heure où l'Ohio hume fébrilement les prémices d'un nouvel âge d'or, les opposants au fracking ne pèseront pas lourd face à la ruée sur les gisements de schiste. «Je voudrais bien récupérer ma part du gâteau, confesse Ralph Randolph, tandis qu'il parque son Piper sur le tarmac de l'aérodrome de New Philadelphia. Je possède ces 180 acres dans le comté de Jefferson. Malheureusement, j'avais signé juste avant 2010 pour… 100 dollars l'acre de droits d'exploitation. Ce sera dur de renégocier. Mais s'ils y trouvent du pétrole, je pourrai réclamer mes 12,5 %. Et tant pis si mes voisins ont signé depuis pour 20 %. Je me contenterai de mon sort!»