La Russie, de l'Oural au Pacifique
Ce pays est immense, jusqu’au tréfonds, gonflé de richesses énergétiques fossiles et minérales. Du temps de l’Union, la production d’hydrocarbures menait même le bal mondial - 12,5 millions de barils par jour, en 1988 ! Las, quand Boris Nikolaïevitch Eltsine vient au pouvoir, en 1992, la Russie est financièrement exsangue. La Fédération n’a plus un kopeck : la crise économique, la transition postcommuniste, mille subtilités l’ont minée. Alors, le maître du Kremlin s’active : incapable d'enrayer la chute de la production de brut (
1), encore moins de lancer de nouveaux forages, il propose des partenariats à des groupes étrangers : trois contrats pétrogaziers sont signés en 1994/95, pour l’île de Sakhaline et la région d’Arkhangelsk. En parallèle, il privatise, à l'intérêt de quelques oligarques : fin 1995, Roman Abramovitch et Boris Berezovski captent 49% de Sibneft pour 100 millions de dollars, Mikhaïl Khodorkovski, 45% de
Ioukos pour 159 millions ! Et d''autres. Le 3 juillet 1996, Boris Nikolaïevitch est réélu grâce au zèle médiatico-financier de ses nouveaux amis (
2). Mais l'heure des mécomptes va bientôt sonner. A l'été 1998, après huit ans d'errance économique, l'impensable se produit : le 17 août, la Russie nucléaire se déclare en faillite.
L’île de Sakhaline, au bout des terres russes, regorge d’or bleu : 1100 milliards de m3 de gaz dorment ici, en mer d’Okhotsk, jouxtant 375 millions de tonnes de pétrole. On lotit les gisements : le 22 juin 1994, le premier contrat de partage de production, dit Sakhaline-2, est signé avec Sakhalin Energy, un consortium liant l'anglo-néerlandais Royal Dutch Shell (55%) et les japonais Mitsui (25%) et Mitsubishi Corporation (20%). Coût du projet : 10 milliards de dollars, à la charge du seul bénéficiaire, qui, selon le Production Share Agreement, se paiera sur la bête jusqu’au remboursement de ses investissements, avant de partager les dividendes avec l'Etat. C'est un chantier énorme, qui exige la construction d’une usine de liquéfaction du gaz, d’un gazoduc et d’un oléoduc de 800 kilomètres chacun, entre autres équipements taillés pour exploiter 633 milliards de m3 de gaz et 126 millions de tonnes de pétrole ! Sakhaline-1 (
3), d’un gabarit comparable, sera paraphé le 30 juin 1995, mais son tour de table est plus habile, qui intègre Rosneft, farouche opposant de Gazprom ; enfin, le 22 décembre 1995, Total héritera du gisement pétrogazier de Khariaga (
4). Mais ce n'est qu'en 1996 que la loi sur le partage de production légitimera ces ukases eltsiniens. Un problème subsiste : Sakhaline-2 n'associe aucune compagnie russe.
Mi-juillet 2005, l’affaire dérape : après avoir annoncé une augmentation des coûts de construction de 10 à 12 milliards de dollars, Shell révise à nouveau l’enveloppe du projet à la hausse : enchérissement des prix de l’acier, inflation générale et risque de change sont à l’exposé des motifs. Cette fois, l’addition est salée : Sakhaline-2 pourrait coûter près de 20 milliards de dollars d’ici à 2014 ! De surcroît, les premières livraisons de gaz seraient retardées de six mois, pour démarrer à l’été 2008 (
5). Ce doublement des coûts crispe l’Etat russe, qui voit s’éloigner l’échéance de versement de ses premiers dividendes, prévus pour juin 2005 (
6) dans l‘accord de 1994 ! Il y avait aussi beau temps que Gazprom, géant pétrogazier, troisième capitalisation boursière de la planète, dauphin d’ExxonMobil, convoitait Sakhaline-2. Exclu des Production Share Agreement (PSA) d’Eltsine, Gazprom croyait avoir touché au but, qui signait quelques jours auparavant avec Shell un protocole d’accord prévoyant son entrée dans Sakhaline-2 à hauteur de 25 %, contre une participation de 50 % dans le champ gazier arctique de Zapolyarnoye (
7). Brutalement les conditions de l’accord avaient changé, et l’anglo-néerlandais en était responsable. On ne brave pas impunément l’Etat russe, ni davantage Gazprom. Ce sont les mêmes.
Alors, l’écologie devint la grande affaire. On convoqua le ban et l’arrière-ban, à commencer par les chaînes de télévision publiques qui montrèrent des méduses échouées, force quantité de crabes, de trépangs, de mollusques, d'oursins, de poissons et d'autres animaux marins rejetés sur la côte du golfe d'Aniva. On fit cas des baleines grises occidentales s’alimentant durant l’été dans la zone, une espèce menacée d’extinction réduite à une centaine de sujets. Bien sûr, la construction des pipelines sur 800 kilomètres montra la saignée dans les forêts de conifères, coupant plus de mille cours d'eau qui regorgeaient de poissons crevés. Sans oublier les frayères naturelles touchées, notamment celles du saumon rose, qui fait vivre 40000 personnes sur l’île (
8). Enfin, on donna abondamment la parole à des organisations écologistes locales que l’on avait tout aussi abondamment ignorées pendant des années. Bref, on mit le paquet. Un certain Oleg Mitvol, vice-directeur du Rosprirodnadzor (
9), fut le héraut de cette offensive, qui multiplia les déclarations outragées. Et quand en novembre 2006, il évalua les dégâts du projet Sakhaline-2 à quelque 10 milliards de dollars (
10), Shell rendit les armes. Nul n’avait envisagé que la construction d’un projet si colossal pût avoir des conséquences environnementales. Subitement, la Russie venait d’en prendre conscience. Tant mieux.
Le 20 septembre 2006, l'ambassadeur de Russie au Japon, Alexandre Loussioukov, déclarait que Sakhaline-2 pouvait être rapidement opérationnel si un groupe public dirigeait le projet (
11). On entendit mieux que bien ce qu’on lui avait chuchoté : le 21 décembre 2006, le géant gazopétrolier russe Gazprom prenait le contrôle de Sakhalin Energy en se faisant discounter 50% des actions plus une, au prix de 7,45 milliards de dollars. Un prix d’ami (
12). Royal Dutch Shell, Mitsui et Mitsubishi, auront donc dû rabattre leurs prétentions de moitié ... «
Je veux remercier les parties prenantes pour la flexibilité dont elles ont fait preuve » résumera Vladimir Poutine lui-même. On ne saurait dire avec moins de cynisme. Ainsi, après le rapt de Ioukos à coup de redressements fiscaux et sa vente rocambolesque aux enchères au groupe public Rosneft, après le rachat de Sibneft à Roman Abramovitch, prudemment exilé outre-manche, voici Sakhaline-2 dans le giron de Gazprom, la « Saint Petersbourgeoise ». La boucle est presque bouclée : reste Sakhaline-1 (ExxonMobil) et Khariaga (Total), mieux protégés des aléas écologiques par la présence d’associés russes. Encore que ! Pour Sakhaline-2, la messe est dite : on n'entendra plus Oleg Mitvol.
Bye bye Boris Nikolaïevitch : l’Histoire se souviendra de vous, debout sur un char devant la Maison-Blanche de Russie, incarnation moderne de « La liberté guidant le peuple ». Place à la realpolitik.
(1) La production tombera à 6,16 millions de barils par jour en 1998 ;
(2) Les « Prêts contre actions » ne donnaient le contrôle des privatisées qu'après l'élection de 1996
(3) Exxon Neftegaz (30%), ONGC (20%) -Inde, Rosneft (20%), SODECO (30%) - Japon
(4) Total (50%), Norsk Hydro (40%), Compagnie pétrolière de Nenetsk (10%)
(5) Les Echos, le 15/07/2005
(6) Le Courrier de Russie - Juillet-Août 2006
(7) Les Echos, le 18/07/2005
(8) Ria Novosti, le 06/10/2006
(9) Organisme national russe de la protection de l’environnement
(10) Libération, le 13/12/2006
(11) Reuters , le 21/09/2006
(12) AFP, le 22/12/2006 - Le Crédit Suisse a estimé le prix du marché à 11 milliards de dollars
Marc Aragon - Blog-notes écoboursier
Article paru le Dimanche 21 Janvier 2007
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