Livraisons de gaz : les raisons d’un embouteillage de bateaux aux portes de l’Europe
Jean-Luc MOUNIER 29 oct 2022
Des dizaines de méthaniers patientent depuis plusieurs jours dans les eaux européennes pour décharger leurs cargaisons de gaz naturel liquéfié. Mais les pays européens peinent à absorber toute cette offre, d’autant que leurs réserves de gaz sont déjà pleines et leurs consommations moins fortes qu’attendu. Une situation d’attente dont les traders pourraient profiter.
Le méthanier "Golar Igloo" arrive dans le port d'Eemshaven aux Pays-Bas, le 4 septembre 2022.
Alors que les pays européens se préparent depuis des semaines à des tensions énergétiques cet hiver, un embouteillage de bateaux chargés de gaz s’est formé dans leurs eaux depuis plus d’une semaine. Des "dizaines de navires" transportant du gaz naturel liquéfié (GNL) flottent au large des côtes, a relevé le Wall Street Journal, dans l’attente d’être déchargés sur la terre ferme dans les terminaux de regazéification européens.
La BBC rapporte, quant à elle, que sur les 268 méthaniers recensés sur les eaux de la planète au mois d’octobre, 51 se trouvent actuellement à proximité de l’Europe. Le Vieux Continent devrait même recevoir 82 navires chargés de gaz sur l’ensemble du mois d’octobre, selon Bloomberg, soit 19 % de plus qu’en septembre.
Alors les quantités de gaz s’accumulent au large : près de 2 milliards de mètres cubes (soit 1,45 millions de tonne) de GNL attendaient encore d’être déchargés le 25 octobre. "Un nouveau record en cinq ans", selon la société Kpler, spécialisée dans l’analyse de données sur les matières premières.
"Des goulets d'étranglement peuvent se produire dans les terminaux européens, mais ils sont relativement rares et sont généralement dus à des problèmes météorologiques ou de maintenance, et certainement pas à ce niveau", a expliqué Charles Costerousse, analyste chez Kpler, interrogé par le site spécialisé Natural Gas Intelligence.
"Frénésie d’achats de gaz" et nombre de terminaux méthaniers insuffisants
Cette situation inédite dans les eaux européennes s’explique en partie par l’été qui vient de passer. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, les pays de l’UE cherchaient des alternatives aux importations de gaz russe – qui se sont fortement réduites ces derniers mois – pour passer l’hiver.
L’importation de GNL fait partie des diverses sources d’approvisionnement énergétique privilégiées pour pallier cette situation, avec les États-Unis comme principal partenaire. Au mois de juin, Washington avait déjà exporté environ 39 milliards de mètres cubes de gaz vers l’Europe, des exportations qui ont "presque triplé", comme l’a déclaré en juillet la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.
Les institutions européennes s’étaient accordées en mai dernier pour imposer aux États membres de disposer au 1er novembre des stocks de gaz remplis à au moins 80 %. La course estivale à l'approvisionnement énergétique a nettement dépassé l’objectif initial. Au 19 octobre, plusieurs pays ont dépassé les 90 % de remplissage : plus de 99 % en France, plus de 96 % en Allemagne ou encore plus de 94 % en Italie.
Cette "frénésie d'achats de gaz", selon les termes employés auprès de la BBC par Fraser Carson, analyste de recherche chez Wood Mackenzie, peut expliquer en partie l’embouteillage actuel de méthaniers dans les eaux européennes.
À cela s’ajoutent aussi plusieurs autres facteurs, à commencer par l’industrie européenne dont plusieurs secteurs – l’acier, les engrais – ont réduit leurs activités économiques ces dernières semaines en raison de la flambée des prix du gaz.
La sobriété énergétique décidée dans plusieurs pays européens ces dernières semaines et les températures clémentes du mois d’octobre ont aussi entraîné une baisse de la consommation de gaz – de l’ordre de 14 % en France depuis août, selon la ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher –, ce qui a pour conséquence de faire descendre moins vite que prévu les réserves des pays européens.
S’ajoute à cela le fait que l’Europe dispose d’une trentaine de terminaux méthaniers pour regazéifier le GNL. Mais ce nombre d’infrastructures n’est actuellement pas suffisant pour faire face à la demande actuelle – et des navires se retrouvent donc à attendre pour accéder à ces installations terrestres.
Prix du gaz volatil et "contango"
La combinaison de réserves de gaz quasi pleines et d’une consommation moins forte que prévu ont eu pour conséquence de faire baisser les prix du gaz. En début de semaine, il fallait débourser moins de 100 euros pour acheter un mégawattheure, un niveau qui n’avait plus été constaté depuis le mois de juin – mais les prix restent deux fois plus élevés qu'en début d'année.
Il n’empêche : les prix des énergies – pétrole, gaz et électricité – sont très volatils dans le contexte actuel et pourraient de nouveau rapidement repartir à la hausse, notamment en cas d’hiver rude.
Les méthaniers qui attendent dans les eaux européennes auraient alors un rôle d’importance à jouer, d’autant que les réserves de gaz européennes pourraient vite s’épuiser avec des conditions météorologiques difficiles. Pour l’Allemagne, par exemple, les stocks actuels ne sont "suffisants que pour répondre à la demande pendant deux mois de temps plus froid, de sorte que l'Europe devra continuer à attirer des cargaisons de GNL", note le Wall Street Journal.
Cette situation de nage entre deux eaux n’est pas non plus pour déplaire aux traders : pourquoi décharger le GNL maintenant si les prix doivent bientôt repartir à la hausse ? "(Ils) préfèrent attendre l'hiver pour vendre leur gaz, au moment où la demande devrait être la plus forte et fera donc augmenter les prix. Ils gagneraient ainsi plus d'argent à vendre leur chargement d'ici quelques mois que dans quelques semaines", explique Les Échos.
Avec ces bateaux chargés de GNL aux portes de l’Europe, une situation de marché est apparue pour les traders : le "contango" – quand le prix futur d’un produit de base est supérieur au prix actuel. Une opportunité financière qui pourrait rapporter davantage : Michelle Wiese Bockmann, rédactrice et analyste des marchés au journal maritime Lloyd's List, affirme auprès de la BBC qu'en attendant de livrer en décembre plutôt qu'en novembre, la différence de profit pourrait être de l'ordre de dizaines de millions de dollars par cargaison.