Comment l'Allemagne va pouvoir sortir du nucléaire en 10 ans
04-11-11
Ancien ministre de l’environnement, Klaus Töpfer a présidé la Commission d’éthique sur la sécurité de l’approvisionnement énergétique créé en mars dernier par Angela Merkel. Il explique pour Challenges comment les énergies renouvelables assureront en 2020, 35% des besoins de son pays.
La décision allemande de sortir du nucléaire n’a-t-elle pas été un peu brutale ?
Klaus Töpfer : Beaucoup pensent que les Allemands sont fous. Ou que la sortie du nucléaire a été dictée par l’émotion. Rien de cela n'est vrai. Nous ne sommes pas assez irrationnels pour détruire notre société avec des décisions absurdes !
Nous avons entamé notre réflexion sur la sortie du nucléaire il y a 25 ans, après Tchernobyl. Le chancelier Helmut Kohl a alors décidé de créer un ministère de l'environnement et m'a demandé d'en prendre la tête. Nous n'avions pas d'alternatives à l'époque, donc nous n’avons pas pu planifier une sortie du nucléaire. Mais nous avons décidé d’investir massivement dans d’autres sources d’énergie, principalement le solaire et l’éolien. En ayant toujours à l'esprit que plus ces technologies se perfectionnent, plus les prix baissent.
Résultat, aujourd’hui en Allemagne, les énergies renouvelables représentent près de 20% de la production d’électricité, avec très peu d’hydraulique. Et nous sommes le leader mondial de ces technologies. Notre énergie éolienne exporte déjà 70% de sa production.
Bannir l’atome en une décennie, cela paraît court…
Nous pouvons sortir du nucléaire en dix ans, car il ne produit que 22% de notre électricité. Nous n'aurions pas l'idée de sortir du nucléaire en dix ans s’il produisait 80% de notre électricité, comme en France. C'est pourquoi nous ne voulons pas faire la morale aux autres, les accuser de quoi que ce soit. Ni faire du prosélytisme. Je ne suis pas un VRP, je veux juste vous montrer sur quoi se fonde notre décision d’explorer une voie différente.
En 2001, déjà, la coalition SPD/Verts avait pris la décision de sortir du nucléaire. Le calendrier correspondait à peu près à celui adopté cette année. Le gouvernement allemand a décidé qu'
en 2020, 35% de notre production d'électricité proviendrait des énergies renouvelables. Passer de 20% à 35% en dix ans, ce n’est pas utopique. Et cela remplacera en grande partie la perte d’électricité d’origine nucléaire. Bien sûr, en attendant que les énergies renouvelables se développent massivement, nous utiliserons davantage de gaz naturel.
Vous comptez aussi avoir recours aux centrales à charbon…
Nous avons effectivement une demi-douzaine de centrales à charbon en construction. Mais elles sont destinées à se substituer aux plus anciennes. Comme leur efficacité énergétique est meilleure, cela entraînera une baisse des émissions de CO2 par rapport à ce qu’émettent nos centrales à charbon actuelles. De toute façon, notre principale alternative est le gaz, pas le charbon.
Certes, cela accroît notre dépendance vis-à-vis du gaz russe, mais chaque KW/h supplémentaire produit avec des énergies renouvelables nous rendra moins dépendants. Et c'est de loin l'énergie fossile la mieux acceptée par la population, qui permet le retour sur investissement le plus rapide et qui émet le moins de CO2. Pour compenser la légère augmentation des émissions à court terme sur le marché de l’électricité, il faudra réduire celles des secteurs du transport et du bâtiment.
Vous pensez donc que l’Allemagne parviendra à sortir du nucléaire tout en maintenant ses objectifs ambitieux de réduction du CO2?
L'Allemagne ne va évidemment pas du tout modifier sa politique de lutte contre le climat. Et même si nous voulions le faire, nous ne le pourrions pas. Car il existe des engagements européens. Nous avons défini cinq conditions à notre sortie du nucléaire : cela ne doit ni provoquer d’augmentation de nos émissions de CO2, ni de déséquilibre entre nos importations et nos exportations d’électricité, ni d’importants mouvements sociaux liés à une hausse des tarifs, ni nuire à notre industrie et à la stabilité de nos réseaux de distribution.
L'efficacité énergétique est-elle la clé du succès de ce plan?
C’en est bien sûr l’un des principaux points. Dans le passé, la politique énergétique ne s'intéressait qu'à l'offre. Il est plus que temps de voir ce que l'on peut faire du côté de la demande. Et pas seulement pour éviter une hausse des émissions de CO2. Cela a aussi un intérêt économique. Notre principal défi est de compenser la hausse des coûts de l’énergie - qui ne sera pas uniquement induite par la sortie du nucléaire, car l’énergie quelle qu’elle soit sera forcément de plus en plus rare et chère - par une amélioration de l'efficacité énergétique. C’est crucial. Les gains potentiels sont énormes.
Quelque 40% de nos émissions de CO2 viennent des bâtiments anciens. Nous avons décidé d’investir 1,5 milliard de dollars de plus par an pour l'isolation de nos bâtiments. On pourrait aussi instaurer une sorte de prime à la casse pour les vieux chauffages. Nous nous sommes engagés dans le cadre de l’UE à augmenter notre efficacité énergétique de 20% d'ici 2020, soit environ 1,6% par an. Ce n'est pas assez : nous devons parvenir à 2,5 à 3% par an. Cela ne vient pas du ciel, il faut y travailler, sans aucun doute. Je ne vous dis pas du tout que c'est une tâche facile.
Elle est très, très compliquée et ambitieuse. Mais elle a été acceptée par l’ensemble de la classe politique, il existe un réel élan dans le pays. Les responsables politiques et la population sont convaincus que cela peut et doit marcher. Tout comme les patrons de PME, qui y voient une opportunité. Le nucléaire, depuis quarante ans, était LE sujet qui empoisonnait la société, nous avons un peu assaini l’atmosphère. C’est un avantage à ne pas négliger, même s’il n’est pas quantifiable en euros.
N’y a-t-il pas un risque de rejet par la population de nouvelles éoliennes et de nouvelles lignes à haute tension ?
Il n'y a jamais rien qui ne soit pas risqué. Un monde sans risque serait inhumain. J'aime le risque. Mais nous en discutons intensément en Allemagne. Certains disent : si on veut plus de renouvelables, il faut un autre type de réseaux électriques, il faut qu'ils soient décentralisés.
Comment remédier au problème de l’intermittence des énergies éolienne et solaire, qui ne produisent pas de l’électricité en continu ?
Effectivement, si les scientifiques ont établi une chose, c’est bien que le soleil ne brille pas la nuit. Et que parfois le vent cesse de souffler. Parfois, même, il souffle trop fort par rapport aux besoins. L’an dernier, en Allemagne, certains jours, la production éolienne était supérieure à la consommation. Les Suisses et les Autrichiens nous ont acheté ce surplus et l’ont stocké dans leurs barrages. Une des réponses à l’intermittence est de développer la recherche sur le stockage de l’électricité.
Certains procédés sont déjà bien avancés, comme le "Power to gas", un système d'électrolyse qui permet de transformer de l'électricité en méthane à partir d'eau et de dioxyde de carbone. Techniquement, nous pouvons le faire, aucun problème. On s’est aussi demandé s’il n’était pas possible de "récolter le soleil" ailleurs et de le transporter en Allemagne, c’est le sens du projet Desertec que nous développons en Afrique du Nord.
Quid, enfin, de la hausse des prix de l’électricité induite par cette sortie du nucléaire ?
Ces dernières années, les prix de l'énergie ont de toute façon augmenté. Et il faut poser certaines questions, qu'on élude souvent : si on comptabilisait tous ses coûts "cachés", le nucléaire serait-il compétitif? Et si on s'en tient au nucléaire, que faut-il investir dans les infrastructures énergétiques? Un jour ou l’autre, les centrales arriveront en fin de vie, il faudra en construire d’autres et cela aura un impact sur les prix. Dans tous les cas, il faudra investir plus.
D'autre part, pour calculer un coût, il faut tenir compte de deux choses : le prix et la quantité. Si les prix de l'essence augmentent, les consommateurs décident d'acheter des voitures qui consomment moins. Il faut, j’insiste, compenser la hausse des coûts pas une amélioration de l'efficacité énergétique. Nous avons parfaitement conscience qu'il ne faut pas que la hausse des coûts liée à cette transition énergétique soit trop élevée. C'est une question d'acceptabilité sociale. Mais je suis confiant : aujourd’hui, plus de 70% des Allemands approuvent la sortie du nucléaire. Et les énergies renouvelables seront bientôt compétitives.
Bien sûr, on peut parler de mode. Mais certains disent que ce sont les autres productions d’énergie qui sont une mode. C’est vrai, nous nous sommes lancés dans une expérience à grande échelle. Mais elle doit être faite. Et je suis convaincu que nous la réussirons.
http://www.challenges.fr/economie/20111 ... 0-ans.html