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A Richland, radioactifs et fiers de l'être
LE MONDE MAGAZINE | 16.01.11 | 19h27 • Mis à jour le 16.01.11 | 20h34
Richland est née avec le site nucléaire d'Hanford où, dès 1943, 50 000 ouvriers ont été recrutés pour produire du plutonium. Aujourd'hui, de nombreuses enseignes utilisent le mot "Atomic" en référence à ce passé.MICHA PATAULT/PICTURETANK
Pas de chance : pour une fois que Richland, comté de Benton, Etat de Washington, a les honneurs de la "une" du Wall Street Journal, c'est pour une histoire de crottes de lapin radioactives. Dans son édition du 23 décembre 2010, le quotidien des affaires raconte en effet comment on y a découvert en octobre des déjections qui affolaient les compteurs Geiger, comment on a dû retrouver le lapin en question et surtout, surtout, savoir par où cette brave bête était passée.
Pas difficile à imaginer pourtant. Le comté de Benton, où se trouve la ville de Richland, abrite depuis les années 1940 le complexe d'Hanford qui produisit la bombe "Fat Man", larguée sur Nagasaki le 9 août 1945. Hanford est le berceau du nucléaire militaire aux Etats-Unis, celui du programme secret-défense nommé "projet Manhattan", son réacteur B a été classé monument historique en août 2008. C'est aussi le site au monde le plus contaminé par des isotopes radioactifs après Tchernobyl.
UNE VILLE TOP SECRET
Certes, le comté de Benton met volontiers en avant les beautés de la steppe qui borde le fleuve Columbia, la pêche au saumon sauvage, le folklore indien de la tribu des Nez-Percés et les 7 000 hectares de vignobles (plus d'une centaine de caves viticoles !), mais c'est pour Hanford que cette région est connue. Le site produisit la bombe qui poussa le Japon à capituler. "La Paix ! Conclue grâce à notre bombe", titrait en août 1945 un journal local. Ce fut d'ailleurs à cette occasion que des milliers d'ouvriers du complexe prirent conscience de ce qu'ils fabriquaient ! Dans cette usine top secret, l'information était strictement cloisonnée. Comme le reste.
Richland, et la bourgade d'Hanford, n'étaient au début du XXe siècle que de petits villages agricoles. Mais, en 1943, le gouvernement fédéral achète tous les terrains d'Hanford et de Richland, exproprie les habitants d'Hanford, ferme à double tour la ville de Richland, fait venir 25 000 ouvriers et construit le complexe atomique sur la steppe. Richland devient une "Federally Controlled Atomic Energy Community". Maisons, bus, arbres… tout appartient à l'armée américaine. En 1954, la ville est enfin autorisée à élire un maire qui ira demander au gouvernement fédéral des droits supplémentaires pour ses concitoyens. Mais les Etats-Unis vivent alors dans la paranoïa de la guerre froide.
Depuis le conflit coréen, produire toujours plus de plutonium est une priorité. Il faut alors attendre 1957 pour que le gouvernement commence à vendre les maisons de la ville à ses résidents et 1958 pour que Richland devienne une localité normale, où l'on peut aller et venir librement. Normale, mais bien particulière quand même. Le dernier réacteur ici n'a été fermé qu'en 1987.
Gravé sur le parquet du gymnase de la Richland High School, le champignon atomique est devenu le logo officiel du campus après un vote unanime.MICHA PATAULT/PICTURETANK
Durant ces quarante-cinq années, s'est développée une véritable culture atomique, mélange de fierté et d'appréhension. Mais la fierté est bien là. Les rues de la ville ont des noms de généraux américains (Patton Street, Sherman Street, etc.) ou carrément des noms qui fleurent bon leur radioactivité, comme Proton Lane, Nuclear Lane, Curie Street et, bien sûr, Einstein Avenue.
Quant au lycée de Richland et à son équipe de football The Bombers (les bombardiers), il a adopté un symbole qui fait froid dans le dos : un bon gros champignon atomique jaillissant du "R" de Richland. Il y a eu récemment quelques débats, au sein même du lycée, pour remplacer ce logo par quelque chose de moins agressif – on proposa la forteresse volante B-17. Mais les partisans du champignon ont gagné. La fierté de l'atome est enracinée profondément dans la culture locale ; on se fait même tatouer des champignons sur les biceps et les mollets.
NETTOYAGE EN COURS
Aujourd'hui, pourtant, le nucléaire à Richland est surtout synonyme de décontamination, d'enfouissement de déchets et de vitrification. En 1989 fut voté un programme de nettoyage géant de 30 milliards de dollars (l'équivalent actuel de plus de 40 milliards d'euros), l'un des plus importants au monde, géré par le département américain de l'énergie, l'agence de protection de l'environnement et l'Etat de Washington. Le chantier est gigantesque.
En 1989, 200 millions de litres de déchets barbotaient dans 177 réservoirs, dont 67 avaient déjà fui. Il restait 290 tonnes de matériaux renfermant du plutonium autour des 9 réacteurs d'Hanford, sans compter les hectares pollués, les nappes phréatiques touchées, les déchets stockés sur les rives de la Columbia.
Vingt ans plus tard, le travail est bien avancé sur les 1 500 kilomètres carrés du site, mais il reste encore de quoi faire pour plusieurs années, voire des décennies. Les habitants de Richland le savent bien, dont certains s'investissent désormais dans la sensibilisation de leurs voisins et mettent en place une veille citoyenne qui tranche avec la "fierté atomique" traditionnelle. La chasse aux lapins irradiés ne les rassure pas outre mesure.
Didier Pourquery