Allez, je me lance...
Bienvenue en 2048
Anne rendit à sa fille Sophie le magazine jauni que celle-ci venait de lui donner avec malice.
« Tu peux le remettre au grenier, dit-elle avec un sourire en coin. Tu comprends maintenant pourquoi deviner l’avenir est une chose si difficile.
- Je trouves en tout cas que ça fait un bon préambule à l’émission qui va bientôt démarrer. Il est bourré d’articles creux et de pages de publicité, ce journal : quel incroyable gaspillage ! c’est vraiment le témoin d’une autre époque. »
Elles se renfoncèrent dans leurs fauteuils, face à un vieil écran plasma haute définition dont les montants mal ajustés trahissaient de nombreuses réparations, et chaussèrent leurs lunettes polarisées 3D. Un générique animé, fusant d’images de synthèse et de couleurs vives défilant au rythme d’une musique martiale, laissa la place à un groupe de personnes très bien habillées, assises en demi-cercle autour d’une table basse. L’animatrice, une femme grande et maigre d’une trentaine d’années, rappelant l’archétype de la maîtresse d’école, regarda son public dans les yeux :
« Chers téléspectateurs, bonsoir ! Merci de participer avec nous à ce débat sur nos futurs enjeux environnementaux. Comme à mon habitude, je vais vous présenter mes invités au fur et à mesure de leurs interventions, plutôt que de faire le tour de table traditionnel. Et pour commencer, je vais laisser la parole à notre Ministre de l’Energie, M. Jancovici, qui va nous rappeler, en quelques phrases bien ciselées, où nous en sommes aujourd’hui. »
Elle se tourna vers un vieil homme aux yeux pétillants, qui devait bien avoir quatre-vingt-ans :
« Merci, Madame. En synthèse, je dirais que l’humanité a connu deux Eres de l’Energie, la frontière entre les deux étant l’année 2011. La Première Ere, que j’appelle aussi l’Ere de l’Abondance, est celle qui a permis à notre civilisation moderne d’émerger, grâce à un charbon - puis un pétrole - abondant et bon marché. L’homme s’en est servi pour le pire – les deux Guerres Mondiales – comme pour le meilleur – là, je ne donne pas d’exemple car chacun a un point de vue différent, termina-t-il en traînant sur le dernier mot.
- Vous considérez donc que 2010 fut la dernière année glorieuse de cette ère révolue ?
- Arithmétiquement, la dernière, mais certainement pas la meilleure. Cela faisait plusieurs années qu’on s’était aperçu que ce modèle de l’Abondance présentait des failles structurelles ; notamment, à l’époque, un des grands débats était d’estimer avec précision la date du Peak Oil qui marquerait fatalement le début de la décadence, voire du chaos pour certains ; les esprits commençaient donc déjà à se préparer au changement, il n’y avait plus cette confiance inébranlable dans des lendemains encore plus glorieux. Si on me demandait de fixer une date pour l’apogée de cette Ere de l’Abondance, je dirais le 21 juillet 1969. L’homme marche sur la Lune, moins de dix ans après l’avoir décidé : l’homme croit pouvoir aller aussi loin, aussi haut qu’il le peut, plus rien ne semble l’entraver.
- Et donc en 2011, tout a vraiment changé ?
- Moi qui l’ai vécu, laissez-moi vous raconter cela : nous étions alors en France dans une situation morose, avec une classe politique qui paraissait pour beaucoup incapable d’adresser les ruptures nécessaires à engager dans le domaine de l’assurance-maladie, des retraites… et de l’énergie. Le baril de pétrole doublait de prix tous les 2 ans, l’électricité commençait à manquer de partout face à la soif inextinguible des sociétés développées… et à la faible volonté des Etats comme des industriels d’investir massivement dans des centrales nucléaires – on peut les comprendre, d’ailleurs, indépendamment de la question des investissements, vu que l’une des plus grandes déceptions qu’on puisse avoir du progrès technologique, c’est son incapacité à apporter une solution pour le problème des déchets ultimes. Enfin, le terrorisme d’alors, financé par l’argent du pétrole, devenait chaque jour plus menaçant.
- Et vint alors la chute de la Maison Saoud…
- Exactement. Je m’en souviens comme si c’était hier : la nouvelle qui tombe de mon radio-réveil, alors que j’émergeais encore d’un demi-sommeil, l’impression d’un cauchemar qui ne s’en va pas… Cette journée fut comme, comme en septembre 2001, vécue en direct par plusieurs milliards d’individus, accrochés à leur télé ou leur radio.
- Vous n’aviez pas Internet à l’époque ?
- Si fait, ma jeune dame, mais tous les serveurs furent rapidement saturés, seules les liaisons hertziennes résistaient à cette fringale généralisée d’information. On a vécu en direct ces images que vous ressortez souvent des archives : les combats de rues dans Riyad après le massacre de la famille royale, puis, les jours suivants, les incendies des puits de pétrole, des terminaux pétroliers et gaziers, des raffineries… Et en même temps, on a vu en même temps, en vrai cette fois-ci, les pompes à essence fermer, les coupures de gaz se généraliser… et la pénurie s’installer durablement. »
Sophie se tourna vers sa mère.
« C’est dingue, cette famille d’émirs contrôlait vraiment tout le pétrole ?
- Non, un peu plus d’un dixième en fait, mais la guerre civile s’est rapidement étendue à toute la péninsule arabique, les oléoducs et les pétroliers ont été pris pour cible par les différentes factions combattantes… Et le tiers de la production mondiale a disparu en quelques semaines. Chut ! J’écoute.
- Il fallu plusieurs mois à l’ONU, reprit le Ministre qui semblait avoir attendu la fin de l’explication d’Anne, pour définir le mandat multinational d’intervention. Entretemps, les économies avaient dû brutalement se convertir à la sobriété. Ce ne fut pas drôle pour tous au début ; heureusement, l’Union Européenne lança rapidement un programme keynésien de développement d’énergies alternatives, qui fut complété par des dispositifs d’allègement des impôts pour les citoyens et entreprises qui réduisaient sensiblement leur consommation énergétique. Car on n’avait pas le temps de construire de nouveaux gazoducs depuis les gisements russes et encore moins de construire de nouvelles centrales nucléaires.
- Il oublie de parler des mines de charbon, souligna Anne. On les a vite rouvertes pour employer les millions de chômeurs supplémentaires…
- Du charbon ! Mais ça devait terriblement polluer, interrogea sa fille.
- On n’a jamais réussi à en brûler assez pour contrebalancer le pétrole qui manquait… Et, heureusement, la plupart des collectivités ont accepté, pour les faire fermer, de s’engager sur encore plus de sobriété énergétique. C’était le premier pas le plus dur.
- Et les chômeurs ?
- L’économie s’est petit à petit restructurée ; la bio-industrie a notamment absorbé une partie d’entre eux. Mais écoute plutôt !
-…nul doute, c’est en 2014 que l’Ere de la Sobriété commença vraiment avec la mise en application du Protocole de Rimini généralisé à toutes les Energies Fossiles. C’est grâce à ce protocole que l’enviro-business a pu décoller et que des multinationales comme Mahiahi Solar ou Geispe AGreen ont pu évincer les dinosaures Microsoft et Coca-Cola du peloton de tête de Fortune 500...
- Tiens, elles existent encore, ces grosses bouses ? ricana Sophie. Vous aviez quand même de drôles de centres d’intérêt à l’époque, asséna-t-elle à sa mère qui faisait semblant de ne pas entendre.
- Merci pour cette brillante leçon d’Histoire, Monsieur le Ministre. »
Aux pieds de Sophie, un vieil exemplaire racorni du journal l’Expansion était ouvert ; en haut de la page, un titre en lettres sombres : le désespoir de l’énergie.