Une analyse de JEAN-MARC VITTORI dans Les Echos. (Qui va faire tiquer AJH).
Il faudra faire des efforts colossaux pour rétablir la situation. Tellement colossaux qu'il n'est pas sûr que les gouvernants parviennent à les imposer à leurs électeurs.Les Echos a écrit :L'Etat peut faire faillite. Il n'est plus possible aujourd'hui de nier cette réalité qui ne concerne plus seulement des royaumes d'opérette ou les pays les plus déshérités, mais aussi les plus puissants. A vrai dire, le processus est enclenché depuis longtemps. Il était caché dans des annexes financières où il est question de dépenses de retraite et de santé, qui n'intéressent pas grand-monde. Avec la Grande Récession de 2008-2009, il sort au grand jour : l'Etat devient un emprunteur comme les autres. Même l'Etat américain, dont les titres financiers constituent le fondement des marchés. Un cycle de trois siècles se referme, cycle dans lequel est née la démocratie moderne.
Le changement saute aux yeux. L'Islande a explosé fin 2008. Il s'agit certes d'une petite île - Etat d'à peine 300.000 habitants. Mais fin 2009, c'était au tour de la Grèce, quarante fois plus peuplée, de plonger. L'Europe a dû organiser en catastrophe un plan de sauvetage. Au-delà, l'Espagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis pourraient être mis en cause. Le doute monte, comme l'a indiqué Moody's le 2 février dernier. Pour la première fois ce jour-là, une grande agence de notation a expliqué qu'il n'était plus tout à fait sûr que Washington rembourse ses emprunts en temps et en heure -dans son jargon, que la piètre situation financière américaine « pourrait faire pression sur la note Aaa des bons du Trésor ».
Certes, les agences de notation n'ont pas toujours fait preuve de clairvoyance. Mais leur biais habituel est plutôt l'optimisme béat, comme ce fut le cas sur les titres financiers concoctés à Wall Street dans les années 2000, les fameux produits structurés qui ont joué un rôle central dans la diffusion de la crise des « subprimes ». Et un autre signal va dans le même sens : il coûte moins cher de s'assurer contre le risque de défaut de certaines grandes entreprises que contre celui des principaux Etats. En ce début de semaine, il fallait dépenser 38 dollars pour se protéger du risque de défaut sur 10.000 dollars d'obligations à 5 ans émises par le lessivier Unilever, qui « valait » donc 38 points (chiffre au 9 février, publié par Markit). Sur cette échelle de risque, l'Etat allemand vaut 46, l'américain 64, le français 66 et le britannique 94. A 44, McDonald's est un emprunteur jugé moins hasardeux que le Trésor américain ou allemand. Côté français, l'Etat semble plus dangereux que Total (51), France Télécom (52) ou Auchan (65). Bien sûr, ces chiffres issus des CDS (« credit default swap ») reflètent un marché encore jeune et donc peu fourni. Mais ils montrent une vraie défiance à l'égard des Etats.
Cette défiance n'est au fond pas surprenante. Car une crise financière privée sans précédent a sapé la finance publique comme jamais. Pour contrer les effets dépressifs du cataclysme de septembre-octobre 2008, l'Europe et les Etats-Unis ont accordé 14.000 milliards de dollars de garanties aux banques, soit le quart de leur PIB. Ils ont injecté des centaines de milliards via leurs plans de relance. Et la chute de la production a provoqué un effondrement de leurs rentrées fiscales. Il faudra faire des efforts colossaux pour rétablir la situation. Tellement colossaux qu'il n'est pas sûr que les gouvernants parviennent à les imposer à leurs électeurs. La dette publique pourrait alors partir dans le décor. Un risque d'autant plus grand que les dépenses de retraite et de santé vont fortement augmenter dans les prochaines années. Selon une étude du FMI parue en juin dernier, le vieillissement de la population aura sur les déficits budgétaires des pays du G20 d'ici à 2050 un impact dix fois plus important que la Grande Récession !
Cette hypothèse d'une faillite publique nous fait basculer dans un monde entièrement nouveau, mais pas complètement inconnu. Car nous revenons… au Moyen Age. Jusqu'au XVII e siècle, les Etats étaient des emprunteurs comme les autres. Ils avaient besoin d'argent pour faire la guerre. Ils payaient leurs créanciers fort cher, car ils faisaient souvent défaut. Nombre de rois y ont perdu leurs terres ou leur trône. Comme par hasard, le responsable des risques financiers à la Banque d'Angleterre, Andrew Haldane, s'est penché sur la question l'automne dernier. Il rappelle dans un article que le premier prêt de la Banque d'Angleterre au gouvernement britannique, à la fin du XVII e siècle, était à 8 %, deux fois plus que le taux d'escompte appliqué aux effets commerciaux. Le professeur Georges Gallais-Hamonno, de l'université d'Orléans, a décortiqué de son côté le Grand Parti de Lyon, un emprunt royal datant de 1555 et riche en innovations. Comme les remboursements d'un montant constant. Henri II payait 4 % d'intérêts par trimestre (et fit banqueroute deux ans plus tard).
C'est dans la création de la nation et de la démocratie que cette impéritie financière a été peu à peu maîtrisée, à partir de la seconde moitié du XVII e siècle. En 1648, le traité de Westphalie pose les fondations de la nation -chacun est maître chez soi et on ne se fait plus la guerre pour des histoires de religion. En 1672, le Royaume d'Angleterre fait défaut sur sa dette, pour la dernière fois de son histoire. Dans la foulée, le Parlement prend le pouvoir à Londres. Sa première décision est que la responsabilité des emprunts repose désormais sur le peuple et non plus le roi. A la Révolution française, la Constituante fera exactement la même chose. La démocratie parlementaire s'épanouit dans ce cadre. L'Amérique, qui a incarné cet idéal plus que tout autre, n'a jamais fait défaut. Et après la Grande Dépression des années 1930, l'Etat est devenu la garantie absolue.
Cet ordre séculaire est désormais remis en question. L'Etat n'est plus infaillible financièrement. Et cet affaiblissement s'inscrit dans l'histoire. Depuis plusieurs décennies, les fondements de la nation se dissolvent. Bernard Kouchner a été l'un des artisans de cette dissolution -pas le Kouchner du Quai d'Orsay, mais celui de Médecins sans frontières, dans les années 1970, qui plaçait le droit d'ingérence au-dessus de la souveraineté des nations « westphaliennes ». La mondialisation a aussi joué un rôle crucial. Elle a miné les bases fiscales des Etats. Et les entreprises multinationales ont pris une place majeure, sans précédent depuis… les grandes compagnies médiévales.
Mais si l'Etat redevient un emprunteur comme un autre, l'économie a tout de même beaucoup changé depuis le Moyen Age. On en donnera un seul exemple : toute la finance moderne, notamment à l'international, est bâtie sur le T-bond à 10 ans des Etats-Unis, ce qui n'était évidemment pas le cas au XVI e siècle. Les rendements de tous les produits financiers s'analysent comme des écarts au taux d'intérêt sur cette obligation-phare du Trésor américain. Or cette obligation n'est plus une garantie totale, tout comme l'or n'est plus la garantie de la monnaie. La finance va donc fonctionner en « coordonnées relatives » et non plus en « coordonnées absolues », comme diraient les matheux. Autrement dit, elle va devenir encore plus complexe, alors que la crise financière est aussi une crise de la complexité. Ce monde où l'Etat peut faire faillite vous inquiète ? Pour vous rassurer, imaginez un monde où l'Etat a fait faillite.
Non, pas sûr du tout.
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