A propos du livre de Hacker et Pierson, Winner-take-all-politics.
Pourquoi, après avoir bénéficié d’un élan « populiste » lors des dernières élections de mi-mandat, le principal objectif législatif du parti républicain est-il aujourd’hui une réduction fiscale qui profite prioritairement aux plus gros salaires ? Selon les auteurs d’un des plus importants livres sur la politique américaine de l’année, ce paradoxe n’a rien de surprenant.
Dans Winner-Take-All-Politics : How Washington Made the Rich Richer - And Turned Its Back on the Middle Class, deux politologues, Jacob S. Hacker (Yale) et Paul Pierson (Berkeley) soutiennent que le seul schéma qui explique le fonctionnement actuel du gouvernement américain est celui de la ploutocratie.
Naturellement, les hommes politiques mènent campagne, les citoyens votent, les élus délibèrent. Mais, selon Hacker et Pierson, ces choses ont relativement peu d’influence sur la façon dont le pays est gouverné. L’État américain est avant tout à l’écoute des citoyens les plus richissimes ; pire, il est même un facteur décisif dans l’essor de leurs fortunes (et donc de l’approfondissement des inégalités). Une thèse qui sans être surprenante n’en est pas moins troublante à force d’être rigoureusement documentée et méticuleusement argumentée.
Un Etat au service des riches
Le point de départ de Hacker et Pierson est un constat : l’écart entre les revenus des Américains s’est profondément creusé depuis les années 1970. Entre 1979 et 2008, 36% des gains dans les revenus des ménages vont dans les mains du 1% le plus riche de la population. Plus étonnant encore, 20% des gains sont accaparés par le premier 0,1% de la population : en d’autres termes, les gains de quelque 300 000 individus sont supérieures de 50 % à ceux de 180 millions de personnes (les 60% les moins riches) (p.3).
Ces chiffres, bien qu’étourdissants, sont connus. Souvent, ils sont considérés comme une conséquence de la mondialisation, qui crée des « gagnants » comme des « perdants ». Moins communément acceptée est l’explication - en forme de défi - que proposent nos auteurs : l’émergence d’une classe des « super-riches » est, selon eux, la conséquence de décisions politiques. C’est l’État, et non le marché, qui fait les fortunes - et donc les inégalités.
De quelle manière ? Tout d’abord en réduisant la fiscalité. En 1970, le taux d’imposition moyen s’appliquant au 0,01% le plus riche fut aux alentours de 75% ; en 2004, il ne s’élève qu’à un peu plus de 30% (p.48). Hacker et Pierson notent que ce changement dramatique passe souvent inaperçu, car il ne concerne qu’une tranche extrêmement fine de la population : seules quelques centaines voire dizaines de milliers de personnes en sont les principales bénéficiaires, et non (par exemple) les 10% le plus aisés. A part les réductions des taux, les « super-riches » tirent profit des « loopholes » - des clauses échappatoires - de la législation fiscale : des dirigeant de hedge funds, par exemple, peuvent considérer la plupart de leurs revenus comme des « gains en capital », qui ne sont soumis qu’à un taux de 15% - soit nettement moins que les taux auxquels sont soumis les classes moyennes.
Ce n’est pas seulement « après-coup » - en les imposant moins - que l’État fait l’affaire des plus riches. Il crée aussi en amont les conditions même dans lesquelles ceux-ci gagnent leurs sommes énormes. De plusieurs manières. D’abord, à travers l’affaiblissement du pouvoir syndical. Autour de 1945, un tiers des travailleurs du secteur privé étaient syndiqués ; aujourd’hui, ils ne sont plus que 7% (au Canada, par comparaison, un tel déclin n’a pratiquement pas eu lieu). L’État appuie cette évolution par ce que Hacker et Pierson dénomment le « drift » - la « dérive », soit une politique de l’autruche ou de coupable non-assistance (encouragée par les intérêts financiers). Le National Labor Relations Board, la principale instance (créée lors du New Deal) de régulation des conflits sociaux, commence, dès les années 1970, à ne plus sanctionner qu’irrégulièrement les violations patronales du droit de travail.
D’autre part, succombant aux pressions des lobbies, le Parlement a réjeté les réformes demandées par les syndicats pour enrayer leur déclin. Leur obstacle majeur fut le Taft-Hartley Act, voté en 1947 (par une majorité annulant le véto du président Truman), qui donne aux États le droit de se désister du système de la « union shop » (en vertu duquel tous les employés d’une entreprise deviennent membres du syndicat maison), sapant ainsi la puissance syndicale (surtout dans les État du sud qui, à cause de leurs lois antisyndicales, sont les grands bénéficiaires des délocalisations intérieures). En 1978, une tentative de réforme, poussée par les organisations des travailleurs, est battue par une mobilisation des employeurs. En même temps, la dérégulation de la finance et des entreprises offre un autre moyen d’accroître ses profits. Plutôt que de « main invisible du marché », Hacker et Pierson préfèrent insister sur ce le rôle de ce qu’ils appellent la « main visible du gouvernement » dans le bond en avant des Américains les plus fortunés (p. 71).