Comment les Etats-Unis déstabilisent le raffinage mondial du pétrole
Myrtille Delamarche Usine Nouvelle le 13/03/2019
L’extraction de pétrole de schiste aux Etats-Unis va continuer à augmenter, faisant du pays un exportateur net de pétrole dans deux ans, prévoit l’Agence internationale de l’énergie dans son rapport annuel prospectif sur le pétrole. Ce qui ne veut pas dire que Washington va cesser d’importer du pétrole, car les raffineries vont mettre du temps à s’adapter à cette nouvelle donne.
Les raffineries (ici Port Arthur au Texas) sont conçues pour certaines qualités de pétrole, et s'adapter au changement est long et coûteux.
Avec 12,1 millions de barils de pétrole par jour (dont 7 mbj de pétrole de schiste), les Etats-Unis n’ont jamais extrait autant de pétrole. Et la tendance reste à la hausse. A tel point que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit dans son rapport prospectif couvrant la période 2019-2024 que dans cet intervalle, les Etats-Unis assureront seuls 70% de la croissance de la production mondiale. Ils produiront, selon l’AIE, 4 des 5,9 millions de barils par jour supplémentaires attendus au terme de cette période, selon l’AIE. Cette projection comprend la production supplémentaire d’autres pays comme le Brésil, l’Irak et la Norvège (7,8 mbj supplémentaires au total) et les baisses de production en Iran et au Venezuela (-1,8 mbj à eux deux). Dès 2023, les exportations américaines devraient passer devant celles de la Russie pour talonner le premier exportateur mondial, l’Arabie saoudite.
La demande, en regard, devrait connaître une croissance modérée d’ici 2024, à 7,1 millions de barils par jour. Elle sera tirée principalement par la pétrochimie américaine (qui bénéficie d’approvisionnements locaux à bas coût) et le transport aérien, et géographiquement par l’Asie.
Il n’y a pas un pétrole, mais des pétroles
Jusqu’à l’émergence des huiles de schiste américaines, la densité moyenne des différents pétroles extraits dans le monde allait s’alourdissant, des historiques Brent et WTI jusqu’aux sables bitumineux et à l’extra-lourd vénézuélien. Les raffineries s’étaient adaptées, en adaptant leurs procédés pour intégrer ces pétroles lourds à faible coût qui venaient soutenir leurs marges.
Les schistes ont renversé la table, en inondant le monde de pétrole léger. D’un point de vue environnemental, c’est très bien. Le pétrole de schiste, plus léger, est moins gourmand en énergie tant pour son transport que pour son traitement. Plus doux (il contient moins de soufre), il exige aussi moins de désulfuration, donc moins de gaz transformé en hydrogène dans les raffineries, donc moins de carbone émis.
A long terme, les cours des différentes qualités pourraient s’inverser. Le pétrole léger, abondant, pourrait perdre sa prime actuelle et les pétroles lourds, plus chers à extraire et plus rares, pourraient se vendre sans la décote qui plombe leur rentabilité. Car produire, c’est bien. Vendre sa production, c’est mieux. Or, aux Etats-Unis comme ailleurs, les raffineries mondiales sont déjà saturées de ce pétrole léger.
Les raffineries, un patrimoine industriel obsolète ?
Car chaque région du monde doit faire avec son patrimoine industriel. Les raffineries, conçues pour transformer certaines qualités de pétrole en certains produits distillés, ne peuvent s’adapter qu’à la marge aux changements d’offre et de demande. Elles doivent jongler avec les qualités de pétrole dans lesquelles elles s’approvisionnement pour tirer le meilleur rendement possible de leurs process et sortir le mix produit - du fioul lourd aux natphtas à destination de la pétrochimie, en passant par le kerosène aéronautique, le gazole et l’essence ; sans compter les lubrifiants, bitume et autres produits non-énergétiques - le plus adapté possible à leur marché.
Les raffineries américaines préfèrent le brut lourd
Pour les Etats-Unis, le statut d’exportateur net ne sera pas synonyme d’indépendance énergétique. Du moins pas à court terme. Les raffineries américaines ont été conçues pour traiter des pétroles relativement lourds. "Lors de leur création, elles utilisaient du pétrole conventionnel issu en grande majorité du golfe du Mexique", rappelle OFI Asset Management dans une note publiée en 2018. "De plus, d’importants investissements ont été effectués depuis 20 ans pour ajouter de nouveaux équipements (coker...) afin de mieux traiter le pétrole lourd issu des importations (Canada, Venezuela...). Cela s’explique car les marges de raffinage sont meilleures en utilisant du pétrole lourd, traditionnellement moins cher". C’est le cas de Total, qui avait modifié sa raffinerie de Port Arthur en lui ajoutant un coker capable de transformer les résidus de pétrole éliminés lors de la production de carburants en coke de pétrole, un combustible pour les unités de cogénération et un intrant de la production d’aluminium et d’acier.
Or le pétrole de schiste américain est extrêmement léger et doux (il contient peu de soufre). Il faut donc le mélanger avec des pétroles lourds, comme les pétroles issus des schistes bitumineux canadiens ou le pétrole extra-lourd du Venezuela, peu rentables et très décriés pour leur impact environnemental. En raccourci, les Etats-Unis ne produisent pas le pétrole dont ils ont besoin, et modifier des raffineries est très coûteux.
A terme, ces modifications seront effectuées. Exxon, par exemple, a annoncé dès mars 2018 des investissements de 9 milliards de dollars sur huit ans pour équiper ses raffineries d’unités de distillation à même de traiter les pétroles de schiste américains.
En outre, avec le pétrole vient le gaz de schiste. En 2017, lorsque Total a réinvesti sur son site de Port-Arthur (Textas) pour bénéficier de cette nouvelle source d’approvisionnement, c’est dans la construction d’un second vapocraqueur en joint-venture avec l'autrichien Borealis et le canadien Nova pour produire les monomères du polyéthylène à Bayport (Texas). Le premier vapocraqueur, co-détenu avec BASF, a également été modifié pour traiter non seulement du naphta, mais aussi l’éthane, le propane et le butane coproduit par les producteurs de pétrole de schiste. Ces briques de base de la pétrochimie des plastiques alimentent ses sites de production de polymères et de styrène au Texas et en Louisiane.
Les raffineries européennes, conçues pour traiter des pétroles plus légers (historiquement le Brent de mer du Nord) sont la destination la plus évidente. Mais la demande de carburants y est trop mature pour progresser significativement. D’autant plus si la croissance annoncée du véhicule électrique s’y réalise. Déjà, les moteurs thermiques consomment moins que les générations précédentes.
Les réservoirs de croissance de la demande sont en Asie, et dans les secteurs non-automobiles (transport aérien, routier, maritime). La nouvelle réglementation abaissant le taux de soufre du carburant maritime à compter de 2020 devrait soutenir la demande de gazole au détriment du fioul. Outre ses bénéfices sur l’environnement, elle est même soupçonnée par certains d’avoir été créée sur-mesure pour créer un débouché aux pétroles de schiste. Pour produire ce gazole, il faut ajouter beaucoup de pétrole léger peu souffré au pétrole lourd. Or plus une raffinerie traite de pétrole léger, plus on retrouve d’essence dans son mix produit à la sortie. Une essence dont de moins en moins de régions veulent augmenter leur consommation.
Concurrents ou compléments ?
Cet état de fait rend d’autant plus incompréhensible, pour les raffineurs, la guerre pour les parts de marché que se mènent l’Opep et les Etats-Unis, comme si un pétrole remplaçait l’autre sans distinction. Cette compétition aboutit à un resserrement de l’offre de bruts moyens (ceux de l’Opep et de la Russie) alors qu’ils sont abondamment produits, et à un surplus de brut léger (dû au boom du pétrole de schiste américain) et lourd (trop peu rentable et coûteux à traiter).