Le Brésil carbure à la canne à sucre
01/10/2005
L'Expansion
Depuis trente ans, le pays exploite ses ressources agricoles pour produire de l'éthanol. Reportage chez le champion du monde des biocarburants.
Il faut un moment pour s'y habituer. Pour ajuster son regard à cet horizon infini. A ce kaléidoscope de lumières et de couleurs : un ciel d'encre, une terre d'un ocre éclatant et un tapis vert de canne à sucre. Les champs ondulent à perte de vue et même les arbres sont gigantesques, avec leurs branches déployées en vastes éventails, refuges des colonies de vautours.
C'est dans ce décor rural, à 500 kilomètres au nord-ouest de Sao Paulo, que l'après-pétrole a commencé... il y a trente ans. Une formidable révolution agro-industrielle stimulée par l'éthanol, le nouvel « or vert », obtenu à partir de la canne à sucre, et désormais massivement utilisé par les automobilistes brésiliens. Ce carburant végétal pousse ici, dans les fazendas, ces exploitations agricoles aux dimensions aussi faramineuses que ce pays de 182 millions d'habitants, grand comme quinze fois la France.
La scène pourrait sortir tout droit d'un épisode de la série « Dallas ». Il faut parcourir d'élégantes allées de palmiers bordées de fleurs et des kilomètres d'une route longeant des plantations avant d'arriver aux bureaux du sucrier Guarani, situés dans les environs de la ville d'Olimpia. En ce mois de septembre, la récolte bat son plein et le va-et-vient des camions regorgeant de canne fraîchement coupée est incessant devant la distillerie, dont émane une odeur âcre de fermentation. C'est l'une des deux usines de ce groupe racheté en 2005 par les Français de Tereos (ex-Bhégin-Say), les premiers étrangers à investir massivement (170 millions d'euros) dans la juteuse filière du sucre brésilien.
Comme si souvent dans ce pays, les chiffres donnent le tournis : Guarani exploite 32 000 hectares de canne à sucre dans un rayon de 50 kilomètres ! Pourtant, ce n'est qu'une fazenda moyenne de l'Etat de Sao Paulo, où se concentrent les deux tiers de la production de sucre du Brésil, le premier producteur et exportateur mondial. Cette avalanche de statistiques pharaoniques n'impressionne plus Antonio Stuchi. Ce grand gaillard débonnaire, directeur des usines Guarani, sait que sa production (560 000 tonnes de sucre en 2005), en croissance permanente, s'écoulera sans souci sur un marché mondial de plus en plus vorace.
Même s'il rechigne à l'admettre, il sait aussi qu'il dispose d'une autre poule aux oeufs d'or avec les formidables débouchés de l'éthanol, dont le Brésil est, là encore, le premier producteur et exportateur mondial. Rien que cette année, Guarani va vendre 116 millions de litres d'éthanol, soit environ 2 millions de pleins ! D'où ce constat serein d'Antonio Stuchi : « L'avenir de la voiture, c'est le sucre. » Son propos est moins saugrenu qu'il n'y paraît. A l'heure où le prix du baril de brut s'envole et où la pollution devient un enjeu de santé publique, l'éthanol présente un triple avantage sur l'essence : il est moins cher, plus propre et renouvelable à volonté. Mais surtout, ce carburant alternatif a le grand mérite d'exister déjà à l'échelle industrielle. Il est une réalité quotidienne pour les quelque 20 millions d'automobilistes brésiliens.
En se rendant dans une station-service, ils peuvent aujourd'hui faire le plein de trois façons : avec de l'essence, de l'éthanol ou les deux à la fois, en fonction du type de moteur de leur voiture. L'éthanol représente 40 % du carburant, hors diesel, consommé dans le pays, selon l'Unica, le syndicat des sucriers. Le Brésil est en effet le seul Etat au monde à avoir misé sur une énergie renouvelable pour la fabrication de son combustible.
C'est paradoxalement la dictature militaire au pouvoir entre 1964 et 1985 qui a donné le coup d'envoi à ce plan, le plus grand programme écologique de la planète. Après le premier choc pétrolier de 1973, la junte décrète la mobilisation générale. A coups de contraintes, de subventions et d'incitations fiscales, elle oblige les constructeurs automobiles et les grands barons de la canne à sucre à travailler ensemble pour fabriquer des voitures roulant à l'éthanol. Le succès est fulgurant. Dès le milieu des années 80, 96 % des véhicules vendus dans le pays ne roulent qu'à l'éthanol, appelé ici tout simplement « alcool ». Quant à l'essence, elle doit obligatoirement contenir 25 % d'éthanol par litre.
Mais l'expérience a tourné court. Une pénurie en a remplacé une autre. Comme le pétrole dans les années 70, l'éthanol est, lui aussi, devenu une denrée rare, donc chère, au milieu des années 90. Explication : les producteurs de canne à sucre ont préféré écouler leur marchandise sur le marché mondial pour profiter de la flambée des prix, plutôt que de consacrer une partie de leur récolte à la fabrication de l'éthanol, moins lucratif et limité au marché brésilien. Echaudés par les kilomètres de queue devant les pompes, les Brésiliens ont abandonné en masse les voitures à l'éthanol. L'histoire aurait pu s'arrêter là. Une belle expérience sans lendemain. Mais ce carburant est revenu en fanfare sur le devant de la scène. Cette fois-ci grâce au secteur privé. Volkswagen fait sensation en 2003, en mettant sur le marché la première voiture flex-fuel. Un véhicule fonctionnant à l'essence, à l'éthanol ou aux deux à la fois. « Avec le flex-fuel, c'est comme au restaurant : on compose son plein à la carte, en fonction du prix des différents carburants », se félicite Roberto Giannetti da Fonseca, président d'Ethanol Trading. En fonction, aussi, des trajets car, pour la même distance, il faut environ 30 % de plus d'éthanol que d'essence. Mais le calcul est aujourd'hui vite fait : l'éthanol est plus de deux fois moins cher que l'essence, qui a grimpé, à la mi-septembre, à plus de 2,50 reals le litre (0,83 centime d'euro).
Les autres constructeurs se sont engouffrés dans la brèche. plus de la moitié des modèles aujourd'hui présentés sur le marché brésilien sont équipés de ces moteurs hybrides flex-fuel. Après la Clio, Renault vient de sortir sa Scénic flex, Peugeot sa 206. Seuls Honda et Toyota ont eu du retard à l'allumage. Mais ils vont, eux aussi, s'y mettre. L'engouement du public a été immédiat. Dès la première année, les voitures flex ont raflé 21,6 % des ventes de voitures neuves. Le record a été atteint en août, avec 61,7 % ! A ce rythme, ces véhicules bicombustibles vont totaliser plus de 80 % des ventes au début de l'année prochaine.
Rogelio Golfarb n'en revient toujours pas. Ce rouquin séducteur, président de l'association des constructeurs automobiles (Anfavea), sourit sans relâche en caressant son collier de barbe soigné : « J'aimerais pouvoir vous dire que les Brésiliens sont géniaux et qu'ils ont anticipé toutes les tendances du marché. Mais en réalité, la concomitance de la sortie des modèles flex-fuel et du choc pétrolier est une coïncidence. »
Chance ou pas, le fait est que le Brésil est devenu la Mecque de la voiture propre. Henry Joseph l'a constaté à ses dépens. Cet ingénieur rondelet de 54 ans travaillant pour Volkswagen est le père de la flex-fuel. Les yeux en permanence rivés sur sa montre, il ne sait plus où donner de la tête. Depuis la sortie de son modèle, il a été transformé en ambassadeur industriel itinérant du Brésil. Il est de tous les voyages ministériels à l'étranger dès qu'il s'agit de vanter les mérites des voitures à l'éthanol. Et quand un chef d'Etat est de passage au Brésil, Henry Joseph est sommé de lui faire un topo sur la flex. « J'en ai rencontré tellement que je ne saurais plus les compter », lâche-t-il en soupirant.
Pourtant, Henry Joseph ne fanfaronne pas. « Flex ou pas, dit-il, les moteurs à combustion ne sont pas la réponse à nos problèmes énergétiques. L'avenir appartient aux voitures électriques. Mais avant qu'elles soient produites en masse, la route sera encore longue. En attendant, l'éthanol peut servir à diminuer la consommation de pétrole et réduire la pollution. » C'est déjà pas mal. C'est même indispensable pour une ville comme Sao Paulo, un Manhattan anarchique tout entier dévoré par la voiture. « Sans les flex-fuel et les progrès réalisés sur les autres moteurs, l'air serait irrespirable », insiste Fred Carvalho, directeur du mensuel AutoData. On le croit volontiers tant les transports en commun sont embryonnaires dans cette agglomération d'environ 18 millions d'habitants, l'une des plus grandes du monde. Sao Paulo abrite à elle seule 40 % du parc automobile brésilien ! Et cela se voit : la ville est percée de partout par un entrelacs d'échangeurs, de voies express et, la veille des week-ends, les bouchons s'étirent parfois sur 200 kilomètres...
Bastion historique de l'industrie automobile brésilienne, Sao Paulo est aussi en train de se muer en laboratoire mondial de la voiture de demain. « Les véhicules roulant à l'éthanol ont stimulé la création de toute une nouvelle génération de moteurs », constate Fred Carvalho. Le flex-fuel n'est que la partie visible de l'iceberg. Tous les constructeurs se livrent une concurrence farouche. Ils s'appuient sur les chercheurs de pointe des équipementiers Bosch et Magneti Marelli, réputés pour leurs logiciels novateurs. La course est déjà lancée pour savoir qui sera le premier à mettre sur le marché la « tetra-fuel », la voiture qui fonctionnera à l'essence, à l'éthanol et aussi au gaz liquéfié. General Motors a pris une longueur d'avance avec son prototype Astra.
Mais l'innovation ne se limite pas à l'automobile. Depuis peu, l'éthanol sert également à faire voler ! Depuis le mois de mars, Neiva, une filiale du géant aéronautique brésilien Embraer, a vendu 30 avions agricoles d'épandage fonctionnant uniquement à l'éthanol. Un premier pas vers des avions de ligne volant au biocarburant ? Pas encore, estime Acir Padilha, le patron de Neiva : « L'adaptation des moteurs d'avions est plus compliquée que celle des moteurs de voitures du fait des plus fortes variations de température et d'altitude. »
Mais c'est un début et nul ne doute, au Brésil, que l'âge d'or de l'éthanol ne fait que commencer. Les premiers à s'en frotter les mains sont bien entendu les producteurs de canne à sucre. Les projets d'investissement pullulent et, déjà, une quarantaine de nouvelles distilleries sont en construction. Coût de la main-d'oeuvre plus bas, cycle de production plus long, l'éthanol brésilien est deux à trois fois moins cher que celui produit à partir du maïs aux Etats-Unis ou de la betterave en Europe. A cela s'ajoute une autre différence capitale : « Notre éthanol sera toujours compétitif car son coût énergétique est nul », souligne Fernando Ribeiro, secrétaire général d'Unica, le syndicat professionnel des sucriers. Dans toutes les fazendas du pays, les fibres de la canne à sucre sont en effet brûlées pour produire l'électricité nécessaire à la fabrication du sucre et de l'éthanol. Et ils en ont tant que les planteurs sont même devenus des exportateurs. Ils vont écouler cette année 600 mégawatts sur le réseau national, soit l'équivalent de la consommation annuelle d'électricité de l'agglomération de Rio de Janeiro (11 millions d'habitants) !
Fascinées par ce succès, les délégations étrangères se succèdent au Brésil pour observer cette expérience inédite, et les commandes d'éthanol commencent à affluer (Nigeria, Inde, Chine, etc.). La production s'envole (18 milliards de litres), mais le potentiel du pays est encore immense. « Nous pouvons facilement la doubler ou la tripler d'ici cinq ans, sans toucher à un centimètre carré de la forêt amazonienne », s'enthousiasme le trader Roberto Giannetti da Fonseca, l'une des figures du patronat de Sao Paulo. Que le Brésil soit un modèle exportable, cela ne fait aucun doute pour lui (lire aussi page 46).
Dans la bataille de l'après-pétrole, le pays, dont la surface agricole est deux fois plus importante que celle de l'Union européenne à 25, dispose déjà d'une longueur d'avance. « Nous sommes les premiers producteurs et exportateurs mondiaux d'éthanol et nous disposons des plus grandes réserves de canne à sucre », insiste-t-il. Et il ne se prive pas, dans un large sourire, de livrer sa conclusion : « Le Brésil, ce sera l'Arabie saoudite du xxie siècle »...
Petite précision de bioénergie
Le mot « biocarburant » désigne une essence d'origine végétale, alors que le pétrole est d'origine fossile. Combustible liquide ou gazeux pour les transports, le biocarburant peut être utilisé à l'état pur, mais il est généralement mélangé au pétrole ou au diesel. Il y a trois grandes familles d'énergies végétales. L'éthanol Obtenu à partir de cultures céréalières et sucrières à forte teneur en sucre ou en amidon, c'est un alcool éthylique résultant de la fermentation du sucre. L'éthanol est produit à partir de la canne à sucre au Brésil, de la betterave (photo) ainsi que du blé en Europe, et du maïs aux Etats-Unis. Le biodiesel Il est issu de graines oléagineuses, principalement le colza (photo), mais aussi du tournesol et du soja. Connu en France sous la marque Diester, il est ensuite mélangé au gazole. Le biogaz Il est fabriqué à partir de gaz de décharge et de déchets agricoles (photo). Grâce au recyclage des tiges, les plantations de canne à sucre au Brésil sont autosuffisantes en électricité. Ailleurs, cette ressource est peu utilisée, même si elle permet de rentabiliser les déchets des exploitations agricoles (pailles de céréales, tiges de maïs).