«La menace d'un changement climatique dangereux se confirme»
http://www.cerege.fr/tracorga/BARD/bardF.html
Edouard Bard climatologue, explique comment les outils scientifiques les plus performants font craindre une dérive climatique d'une ampleur et d'une rapidité dangereuses pour les sociétés humaines, dès la seconde moitié du siècle. Pour atténuer ce risque, une mutation technologique et économique s'impose.
Sylvestre HUET, Libération
Samedi 27 janvier 2007
Professeur au Collège de France depuis 2001, Edouard Bard, 45 ans, y occupe la chaire d'évolution du climat et des océans. Océanographe, paléoclimatolo-gue et géochimiste, il dirige une équipe au Centre européen de recherche et d'enseignement en géosciences de l'environnement (Cerege), à Aix-en-Provence. Ses recherches ont donné lieu à plus de cent articles scientifiques. Multimédaillé par l'European Union of Geosciences, l'American Geophysical Union, French citation laureate (1981-1998) de l'Institute of Scientific Information, il vient de recevoir le premier prix Gérard Mégie du CNRS et de l'Académie des sciences.
Les scientifiques sont à l'origine de la convention des Nations unies sur le climat, signée en 1992. L'opinion publique a souvent l'impression qu'ils se répètent depuis lors. Est-ce le cas ?
C'est une impression vraie... et fausse ! Les scientifiques donnent le sentiment de se répéter, car, par une sorte d'ironie de la nature, l'estimation de l'ordre de grandeur de la perturbation du climat par l'homme a été bonne avant même que l'on puisse l'étudier de manière quantitative. On peut même remonter jusqu'aux travaux du chimiste suédois Svante Arrhenius : dès 1896, il prévoit l'augmentation de la température moyenne de la Terre comme conséquence de l'utilisation des combustibles fossiles. Arrhenius estimait qu'un doublement de la teneur en gaz carbonique de l'air se traduirait par un réchauffement de la planète de l'ordre de 5 à 6 °C. Il est assez stupéfiant de constater que cette prévision n'est pas très éloignée de celles publiées aujourd'hui. Cet accord est quasiment miraculeux, car Arrhenius ne disposait pas de données très fiables sur les gaz à effet de serre et n'avait pas envisagé la multitude de rétroactions climatiques. Le peu d'écart apparent entre les résultats des premières, et rudimentaires, simulations informatiques du climat futur dans les années 80 et celles d'aujourd'hui, beaucoup plus réalistes, s'explique de même. Cette apparente continuité cache un énorme effort de recherches et de nombreuses découvertes scientifiques.
L'alerte lancée à la fin des années 80 était fondée sur des simulations informatiques. Comment ont évolué ces simulations et leurs résultats ?
Il y a vingt ans, les modèles numériques ne prenaient en compte que la dynamique de l'atmosphère. De plus, les simulations se limitaient à un calcul du climat «à l'équilibre» pour un doublement de la teneur atmosphérique en gaz carbonique (environ 550 parties par million). Aujourd'hui, les capacités des ordinateurs autorisent des représentations beaucoup plus complètes et ces modèles ont fait d'immenses progrès. L'océan mondial, avec sa circulation profonde, est mieux représenté. Des interactions plus réalistes s'instaurent entre l'atmosphère, l'océan, les glaces, les cycles géochimiques et la biosphère, qui constituent d'ailleurs de nouvelles sources d'incertitudes. Des points délicats, comme l'action multiple et complexe des aérosols et des nuages, ont fait l'objet d'intenses recherches. Notre compréhension des phénomènes physico-chimiques et biologiques ainsi que leur représentation mathématique ont aussi fait des progrès significatifs. Même s'il demeure des simplifications et l'impossibilité de représenter de manière explicite les processus se déroulant à petites échelles spatiales. En outre, de nombreuses équipes, notamment en France ou en Chine, ont réalisé des simulations complètes avec des modèles différents. Si l'ordre de grandeur du changement climatique prévu n'a pas changé un réchauffement d'entre 2 et 6 °C en moyenne planétaire en fonction des scénarios d'émissions et de la sensibilité plus ou moins grande du climat à cette perturbation , cette conclusion est donc bien plus solide qu'à l'époque. La menace d'un bouleversement climatique, au cours de la seconde moitié du siècle, d'une ampleur et d'une rapidité dangereuses pour les sociétés humaines, a donc été confirmée.
L'évolution du climat mesurée depuis 1990 a-t-elle conforté ou réduit la confiance que vous placez dans les simulations informatiques ?
Il s'est passé plus de quinze ans depuis le premier rapport du GIEC (le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) qui a débouché sur la signature de la convention de l'ONU. C'est une durée significative. Durant cette période, la croissance des émissions de gaz carbonique issu du charbon, du pétrole et du gaz naturel a suivi les scénarios les plus élevés, avec plus de 3 % par an entre 2000 et 2005, contre moins de 1 % entre 1990 et 1999. Si l'on y ajoute la déforestation, on atteint 9 milliards de tonnes de carbone par an, contre moins de huit dans les années 90. En conséquence, la teneur en gaz carbonique de l'atmosphère atteint aujourd'hui 383 parties par millions, mesurée à Hawaii, contre 280 avant la révolution industrielle, un niveau sans précédent depuis un million d'années. Les températures moyennes ont continué d'augmenter, sur un rythme proche de ce qui est prévu par les modèles, toutes les années 2000 sont nettement au-dessus de la moyenne 1960-1990. Le niveau marin global poursuit sa progression de 3,1 millimètres par an depuis 1993, selon les satellites, un phénomène lié à sa dilatation thermique et à la fonte des glaces continentales. La réponse de la flore et de la faune au changement climatique devient plus nette : allongement des durées de croissance végétale, déplacement des animaux sauvages. Si l'amplitude de ces changements reste encore petite par rapport à celle que nous craignons pour la seconde moitié du siècle, ils plaident tous en faveur de la fiabilité des modèles.
Des éléments naturels (volcans, Soleil) pourraient-ils compenser l'influence humaine ?
L'astronomie et la géologie nous renseignent sur la probabilité et l'ampleur des variations possibles de ces forçages. Une éruption majeure comme celle du Pinatubo (Philippines) en 1991 peut entraîner un refroidissement mondial de l'ordre d'un demi-degré. L'effet climatique ne dure que quelques années et il faudrait subir une éruption majeure presque tous les ans pour contrecarrer le réchauffement anthropique. Le forçage solaire peut fluctuer dans le temps. Les données des satellites montrent des variations très faibles depuis trente ans. Des séries plus longues, mais moins précises, permettent de conclure que le Soleil était moins actif qu'aujourd'hui, mais l'impact climatique de ces fluctuations semble limité. Néanmoins, ces variations irrégulières semblent responsables de tendances climatiques à l'échelle de quelques siècles. Si l'activité solaire augmentait à l'avenir, ceci viendrait amplifier, et non compenser, un réchauffement dominé par les gaz à effet de serre d'origine anthropique.
Faut-il craindre le risque de changements catastrophiques à brève échéance ?
Cette perception erronée est liée à deux événements médiatisés à l'échelle mondiale. Le film le Jour d'après, qui met en scène la survenue dramatique d'une glaciation. Et le rapport commandé par le Pentagone pour un wargame de généraux sur le thème d'une crise climatique provoquée par un arrêt du Gulf Stream. Dans les deux cas, l'ampleur et l'imminence des changements climatiques sont totalement exagérés. L'idée d'un coup de froid glaciaire sur l'Europe provient d'une déformation spectaculaire de nos résultats. Le réchauffement devrait intensifier le cycle de l'eau, augmenter les précipitations aux hautes latitudes, ainsi que les flux d'eau douce via les fleuves, la fonte des glaces continentales et du Groenland. Tout ceci diminuera la salinité et donc encore plus la densité des masses d'eau de l'Atlantique Nord, déstabilisant des zones de plongée d'eau de surface vers les fonds océaniques. Cette circulation profonde qui s'accompagne d'un réchauffement au-dessus et autour de l'Atlantique Nord devrait donc diminuer en intensité, de 10 à 50 % d'ici à 2150 selon les simulations climatiques. D'ici à 2100, l'effet sera un moindre réchauffement dans la région du nord de l'Atlantique. Au pire, si la perturbation passe un seuil, à un refroidissement localisé sur l'Atlantique Nord. Mais en aucun cas à une glaciation, même régionale.
Les événements météo (canicule de 2003, cyclones) sont souvent utilisés comme preuves du changement climatique, est-ce justifié ?
Il faut éviter d'entretenir une confusion entre la variabilité météorologique naturelle et le changement climatique. Et se garder de commentaires simplistes qui suivent chaque événement extrême, une tempête, un ouragan, une vague de chaleur estivale, une pluie intense suivie de crues et d'inondations. Indépendamment de l'action de l'homme, le climat peut se révéler cruel et destructeur. En outre, il est impossible d'évaluer l'influence du réchauffement en cours sur la genèse de ces événements singuliers, elle peut très bien ne pas être en cause. Toutefois, ces exemples illustrent la sensibilité des sociétés humaines aux aléas du climat. Par ailleurs, certains événements, qualifiés d'extrêmes actuellement en raison de leur rareté, pourraient ne plus l'être dans le climat que nous léguerons aux générations futures. La canicule de 2003 en Europe pourrait représenter un été moyen à la fin du siècle.
N'êtes-vous pas tenté de dramatiser la situation pour mieux financer vos labos ?
Le vocabulaire catastrophiste n'est généralement pas utilisé par les climatologues. Les slogans un peu simplistes «sauvons la planète et les ours polaires» sont plutôt le fait d'ONG, de militants dont la bonne foi est réelle et qui espèrent ainsi mobiliser l'opinion publique, mais sans toujours se soucier de l'exactitude ou de la rigueur du propos. On peut déjà noter que les recherches sur l'atmosphère, l'océan, les sédiments marins et les glaces polaires, qui ont mis en évidence la menace climatique, ont été financées à partir des années 70... avant que cette menace ne soit reconnue par les scientifiques. Votre question peut toutefois s'éclairer à l'aide d'un paradoxe qui provient de la comparaison des situations en Europe et aux Etats-Unis. En Europe, les scientifiques ont réussi à convaincre leur classe politique. A tel point que la recherche de la variabilité climatique naturelle ou l'amélioration des performances des modèles ne sont plus prioritaires, alors que des crédits importants sont attribués pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, prévoir l'impact local du réchauffement mondial et rechercher des solutions industrielles afin de s'y adapter. Outre-Atlantique, c'est presque l'inverse. Bien que les conclusions du rapport publié en 2001 par l'Académie des sciences des Etats-Unis soient similaires à celles du GIEC, la Maison Blanche refuse de s'engager dans la voie de la réduction des émissions. Pour tenir cette position, délicate au plan diplomatique, le gouvernement américain avance qu'il augmente le financement de la recherche, en prétendant qu'il faudrait d'abord mieux comprendre et réduire les sources d'incertitudes avant d'agir. La conséquence, paradoxale, est que le financement de la recherche fondamentale sur le climat se porte mieux aux Etats-Unis qu'en Europe.
Maintenez-vous votre recommandation de limiter les émissions de gaz à effet de serre ?
Bien sûr, mais il faudrait aller bien au-delà de la chasse au gaspi. Pour stabiliser avant la fin du siècle la concentration atmosphérique en gaz carbonique, nous devrions réduire notre consommation d'énergie fossile de façon drastique. Selon nos calculs, il faudrait diviser par deux les émissions mondiales d'ici 2050, pour les réduire au niveau de la capacité de pompage par les océans et la biosphère. Un tel objectif, s'il veut rester compatible avec l'objectif de conditions de vie meilleures pour les milliards d'êtres humains qui souffrent aujourd'hui d'une pauvreté inacceptable, et n'utilisent encore que très peu d'énergie fossile, suppose une action continue, de grande ampleur, coordonnée au plan international. Certes, économiser l'énergie fossile, comme l'exemple simple de l'isolation des bâtiments le montre. Mais aussi développer des technologies alternatives de production d'électricité et de transport. Décourager la division mondiale du travail fondée sur le transport massif à longue distance. Mettre en cause des modes de vie et de consommation fondés sur le pétrole bon marché. Revoir l'urbanisme extensif. Développer le stockage géologique du gaz carbonique issu de centrales électriques au charbon et au gaz... Ces pistes, parmi celles avancées par mes collègues des sciences humaines et sociales, suffisent pour prendre conscience du caractère volontariste de la mutation nécessaire, si nous voulons atténuer le risque climatique majeur que nous faisons courir à nos descendants.
Source :
http://www.liberation.fr/transversales/ ... 235.FR.php