Le patron de Total, Christophe de Margerie, veut accroître les partenariats avec la Chine
LE MONDE | 11.02.10
Christophe de Margerie, directeur général de Total, est sans illusions : en annonçant, jeudi 11 février, un bénéfice de 7,8 milliards d'euros en 2009, il sait que la compagnie pétrolière s'exposera une nouvelle fois aux critiques, même si ces profits baissent de 44 % par rapport au record atteint en 2008 (13,9 milliards d'euros). "On va encore dire : 8 milliards, c'est trop ! Mais tout dépend des dépenses auxquelles on doit faire face. Malgré cette baisse, je maintiendrai les investissements à 13 milliards en 2010 (hors acquisitions) et il n'y aura pas de rachat d'actions. Sans bilan solide, on ne peut pas investir", souligne-t-il dans un entretien au Monde. Il compte néanmoins sur une hausse des prix de l'énergie - notamment du gaz - et la montée en puissance des grands projets de Total pour redresser la barre. Tout en prévenant qu'"avec un résultat de 8 milliards par an sur plusieurs années, on sera obligés de réduire les investissements".
M. de Margerie explique la baisse des bénéfices par "la dégradation de l'environnement économique" : baisse des prix de l'or noir, effondrement de ceux du gaz en raison d'un recul de la demande et d'une surproduction, marges de raffinage négatives. Dans ce contexte moins favorable qu'en 2008, Total est parvenu à accroître légèrement ses réserves, puisque son taux de renouvellement est de 103 %.
Signe de la difficulté des temps, Total ne publie plus d'objectifs de production, qu'il avait dû réviser à la baisse en 2008 et 2009. "Donner des prévisions sur quelques années était plus facile avant", reconnaît M. de Margerie.
Christophe de Margerie évoque "le coût des projets, les délais d'obtention des autorisations, les contraintes environnementales, les exigences de sécurité et les problèmes politiques".
Les autres majors pétrolières n'ont pas échappé à la baisse des prix du pétrole, tombés de près de 100 dollars le baril (159 litres) en 2008 à 62 dollars en moyenne en 2009. Le groupe britannique BP et surtout l'anglo-néerlandais Shell, handicapé par le raffinage et la baisse de production au Nigeria, ont annoncé des résultats en net recul. Le géant américain ExxonMobil a vu son profit passer de 40 milliards de dollars (29 milliards d'euros) à 19,3 milliards de dollars (13,9 milliards d'euros), tout en restant la première entreprise américaine par les bénéfices.
Total compte sur ses efforts dans l'exploration et sur les partenariats (Etats-Unis, Algérie, Russie...) pour mettre en production des gisements de pétrole et de gaz déjà découverts. "Cinq grands projets décideront de la production en 2015-2020", énumère M. de Margerie : les sables bitumineux de la deuxième phase de Surmont (Canada), le pétrole offshore nigérian de Ofon 2 et Egina ou le brut angolais de Clov, et le gaz de Laggan (Ecosse).
Sans compter le champ géant de Shtokman, dans les eaux russes de la mer de Barents. Il s'agit là d'un des plus grands défis technologiques et financiers du monde pétrolier. Détenteur de 25 % de la société qui exploitera ce gisement, Total mène des études approfondies avec ses partenaires - le russe Gazprom (51 %) et le norvégien StatoilHydro (24 %) - avant de décider, début 2011, d'y investir plusieurs milliards d'euros pour une mise en production en 2016.
"L'Afrique est le continent de développement majeur à court et moyen terme" (Nigeria, Angola...), mais le Moyen-Orient reste la zone la plus prometteuse, où se trouvent "les réserves à long terme". Même si Total a récemment refusé de signer en Irak des contrats rémunérés moins de 1,40 dollar par baril extrait, rappelle M. de Margerie, "il y aura sûrement un deuxième round et nous serons là".
De l'autre côté du golfe Arabo-Persique, l'Iran est un pays convoité, mais sous embargo du fait de son programme nucléaire. "L'équilibre offre-demande dans le monde, notamment pour le gaz, dépend aussi de l'Iran. Il faudra trouver un modus vivendi. On voudrait y aller mais on ne peut pas. Total fait preuve d'un attentisme actif : il est normal d'y maintenir des relations nous permettant, le moment venu, de signer des contrats."
C'est en Iran qu'il veut développer des partenariats avec les Chinois. "Total se rapproche de la Chine car elle sera le plus grand consommateur mondial d'énergie. Elle cherche à accéder à des ressources partout dans le monde. On ne sera pas toujours d'accord, mais je préfère être partenaire plutôt que d'entrer dans une concurrence frontale." Ce partenariat est surtout profitable "dans des régions difficiles où il faut partager les risques" - économiques et politiques.
On s'épaule mutuellement", analyse M. de Margerie. Total a la technologie, les groupes chinois (CNPC, Cnooc, Sinopec) l'aident dans des pays avec lesquels Pékin est en bons termes, comme l'Iran ou le Venezuela. En Chine même, il va investir plusieurs milliards de dollars pour développer un projet de gaz non conventionnel (Mongolie intérieure) avec China National Petroleum Corporation (CNPC), le numéro un chinois. La recherche d'intérêts mutuels, traditionnelle chez Total, explique aussi les accords avec le malaisien Petronas en Irak et le russe Gazprom en Iran, rappelle M. de Margerie."
Sans parler de "guerre de l'énergie" entre l'Occident et l'Asie, le patron de Total reconnaît que la question est posée - pour l'approvisionnement gazier en particulier. Il se dit "bluffé" par la rapidité de la construction du gazoduc Turkmenistan-Chine, achevé fin 2009 en dix-huit mois seulement. Aussi, peu d'experts auraient misé, selon lui, sur un accord sino-russe dans les hydrocarbures de Sibérie orientale. Ni parié sur le succès des Coréens, préférés aux Français pour les centrales nucléaires d'Abou Dhabi. "La révolution est en marche, assure-t-il : les choses ne seront plus les mêmes après la crise. Les pétroliers doivent tenir compte de cette redistribution des cartes."
Pour préparer l'après-pétrole, et répondre à la demande croissante d'énergie, M. de Margerie a aussi engagé, il y a deux ans, une diversification dans l'énergie nucléaire.
Total est la seule major à faire le pari de l'atome civil. L'échec français à Abou Dhabi "ne remet pas en cause cette stratégie d'ouverture", assure-t-il. Total veut construire et exploiter des réacteurs de troisième génération, en partenariat avec EDF comme celui de Penly (Seine-Maritime) ou en concurrence avec le numéro un mondial du secteur. "Il faut prendre des parts sur ce marché en croissance", explique le patron d'une entreprise qui veut progressivement passer du statut de "pétrolier" à celui d'"énergéticien global".
Jean-Michel Bezat