Un conférence en vidéo de Jancovici à l'ENS : Fin du pétrole donc fin de la croissance ?
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Alors que l’extraction du gaz de schiste se révèle être une impasse, le pic pétrolier approche à grands pas et les partisans de la décroissance affinent leurs arguments. Parmi ceux-ci, une loi fondamentale de la physique : le second principe de la thermodynamique et son concept central : l’entropie. Adaptée à l’analyse économique, cette loi réduit à néant les rêves d’une croissance infinie dont les premières limites se font effectivement déjà sentir.
Selon ce principe majeur de la physique du XIXe siècle, dans un système isolé, l’entropie (grandeur caractérisant le désordre) ne peut qu’augmenter, ce qui, adapté à l’économie, conduirait inexorablement toute civilisation basée sur une croissance infinie à une ruine certaine. Voyons comment des arguments basés sur ce principe peuvent venir renforcer le constat de raréfaction des énergies fossiles et son impact dramatique sur l’économie.
Thermodynamique et économie : deux domaines historiquement liés
L’application au domaine économique d’une loi de la physique, si universelle soit-elle, nécessite de multiples précautions. Premièrement, les événements à courte échéance restent imprévisibles tant la moindre fluctuation peut s’avérer déterminante surtout dans un système où les agents économiques présentent des comportements irrationnels et variés. À long terme, en revanche, des lignes se dégagent et quelques prévisions sont effectivement envisageables. Les économistes peuvent alors, à la manière de la psychohistoire décrite par Asimov dans le roman Fondation, utiliser des modélisations issues de la physique pour décrire le mode de fonctionnement de notre société. On entrevoit néanmoins, par là, la dérive technocratique qui peut résider dans la réduction des individus à de simples convertisseurs énergétiques.
" Ne vous inquiétez pas, promis la croissance, c’est pour 2014. "[J.Attali]
L’idée d’appliquer des modèles inspirés de la thermodynamique à l’économie n’est pas nouvelle. Déjà au XIXe siècle, Podolinsky avait tenté de faire usage du second principe pour concilier le socialisme à l’écologie. Conciliation rejetée par Marx qui voyait dans cette association l’influence de Malthus qu’il redoutait et qui craignait l’assimilation à une forme de conservatisme. Au XXe siècle, ces idées sont reprises par Georgescu et le conduiront à poser les premières bases du courant de la Décroissance. Pendant que « les experts du néolibéralisme, pédants et pontifiants comme de vieux marquis trop poudrés », nous expliquent, « engoncés dans leur conformisme fossile », que la seule solution à la crise est à chercher dans plus de croissance, les alertes à l’épuisement des ressources ont donc été lancées. Qu’elles restent ignorées ne doit pas conduire à la résignation mais doit pousser à raffiner les arguments de manière à rendre le message plus pénétrant. Détaillons donc comment le concept d’entropie peut s’adapter à la discussion économique et plaider pour une politique plus durable comme celle souhaitée par les décroissants.
L’énergie comme moyen d’organisation
Les ressources énergétiques à disposition de l’homme sont en partie utilisées pour organiser l’environnement en arrangeant des éléments désordonnés de la nature, des métaux éparpillés dans le sol par exemple, en objets artificiels ordonnés comme un bâtiment, un ordinateur ou même un simple câble de cuivre. Ce passage du désordre à l’ordre ne se fait que grâce à l’utilisation d’énergie extérieure, essentiellement tirée du pétrole, du gaz ou du charbon, l’électricité n’étant qu’un moyen de transmettre l’énergie. Lorsque le système est isolé, il n’y a, en revanche, pas d’apport d’énergie depuis l’extérieur, ce qui entraîne, d’après le second principe, une augmentation de l’entropie et donc du désordre : laissez votre ordinateur dans une pièce fermée, il finira par rouiller et, au bout de quelques décennies, par tomber en poussière.
« Laissez votre ordinateur dans une pièce fermée, il finira par rouiller et, au bout de quelques décennies, par tomber en poussière. »
On retrouve alors l’état de désordre habituel de la nature. Faut-il en conclure que sans pétrole, nos bâtiments et nos technologies vont tomber en ruine ?
La civilisation humaine dans son ensemble a bénéficié d’un apport d’énergie considérable lors de l’exploitation du pétrole, du charbon et du gaz, ressources accumulées pendant des millions d’années à partir de l’énergie solaire et dépensées dans leur quasi-totalité en un peu plus d’un siècle. Lorsque ces ressources viennent à disparaître, ne reste que la bonne vieille énergie directe du Soleil dans toute sa lenteur et sa stabilité. L’organisation que l’homme peut apporter à la nature redevient faible comme pendant toute la période qui a précédé la révolution industrielle. L’ordre pourra donc continuer à augmenter mais à un rythme beaucoup plus lent. Rien dans le second principe ne permet donc de conclure à un effondrement de la complexité et de l’organisation (au sens physique du terme) de la civilisation. Sauf que…
Deux types d’organisation
« Le monde sans pétrole sera donc une société où les ordinateurs existent encore mais où Jacques Attali ne pourra plus passer chaque jour de la semaine dans un hôtel d’un pays différent. »
L’organisation des sociétés modernes se voit séparée en deux composantes. Une organisation statique, caractérisant le degré de complexité de nos technologies (l’agencement ordonné des métaux dans nos ordinateurs) et réalisée grâce au passage du désordre naturel à l’ordre artificiel par utilisation d’énergie. Et une organisation dynamique, essentiellement représentée par les transports. Coupez les flux énergétiques : l’organisation statique n’est pas affectée mais l’organisation dynamique s’effondre. Le monde sans pétrole sera donc une société où les ordinateurs existent encore mais où Jacques Attali ne pourra plus passer chaque jour de la semaine dans un hôtel d’un pays différent.
Notons que le remplacement permanent des objets dû au choix ubuesque d’une économie basée sur l’obsolescence programmée sera lui aussi fortement réduit. Ainsi, l’atrophie des transports engendrera un système démondialisé où le commerce local reprendra toute son ampleur tandis que la fin de l’obsolescence programmée verra renaître une économie de la durabilité. Le second principe de la thermodynamique implique donc que la réduction de la production d’énergie entraînera un moindre apport d’organisation et donc une croissance au mieux drastiquement réduite, au pire remplacée par une récession généralisée.
Fin du pétrole donc fin de la croissance ?
Vue l’extrême lenteur de la formation des ressources fossiles, on peut considérer que leur quantité est fixée une fois pour toutes. La conséquence mathématique de ce constat est que le rythme d’extraction et donc de consommation passera par un maximum avant de décroître inexorablement. Ce passage par un pic pétrolier, puis gazier aura-t-il les conséquences majeures sur l’économie évoquées par de nombreux décroissants ? Tout porte à répondre par l’affirmative tant le secteur énergétique occupe une place centrale dans les activités humaines, pour preuve la très forte corrélation entre l’augmentation du volume de pétrole produit et celle du PIB mondial.
Vue l’ampleur de cette corrélation, on peut s’attendre à ce que cette augmentation s’arrête net lorsque les flux de pétrole ralentiront. C’est en fait déjà ce à quoi on assiste depuis les chocs pétroliers des années 70. La croissance de la production pétrolière mondiale est ainsi passée de 5% par an dans les années 60 à 0,1% par an dans les années 2000. Le ralentissement a déjà commencé et les décroissants ont raison de s’inquiéter de l’imminence du pic et de ses conséquences, d’autant plus que les politiques économiques sont encore adaptées de manière structurelle à la croissance et qu’un changement de doctrine, on a pu s’en rendre compte, ne s’opère qu’avec grande difficulté.
De manière parallèle, le développement économique a lui aussi déjà fortement ralenti par rapport aux Trente Glorieuses et l’augmentation du PIB lors de ces trois dernières décennies n’a pu s’effectuer qu’au prix d’un endettement massif de tous les agents économiques (ménages, entreprises, institutions financières par effet de levier et États). Cette bulle spéculative globale est prête à éclater et ce ne sont pas les quelques soubresauts de 2008 qui ont suffi à la dégonfler.
« Cette bulle spéculative globale est prête à éclater et ce ne sont pas les quelques soubresauts de 2008 qui ont suffi à la dégonfler. »
On ne peut négliger le risque que l’arrivée imminente du pic pétrolier se pose en déclencheur de l’éclatement de cette bulle. Quant aux conséquences à long terme, elles ne peuvent être gérées que par le biais des énergies renouvelables. Mais leur part dans le bilan énergétique global reste faible et le fait que plus de 98 % des transports utilisent l’énergie du pétrole amène à penser que le transfert technologique devra être massif et extrêmement rapide pour assurer ne serait-ce que la stabilisation de l’organisation dynamique de la société moderne. Il y a en fait fort à parier que l’activité économique subira un ralentissement significatif et durable sauf percée technologique majeure.
Une première voie de sortie particulièrement mise en avant en France est le remplacement progressif de l’énergie fossile par la fission nucléaire. L’avantage est évident : on limite le relargage de carbone dans l’atmosphère et on réduit ainsi les futurs dérèglements climatiques dont les premiers signes se font déjà sentir. Reste à régler l’épineuse question des déchets nucléaires et à prier pour qu’aucun accident majeur ne vienne troubler la fragile stabilité des réacteurs. Car, rappelons-le, il s’en est fallu de peu pour qu’une explosion nucléaire ne se produisit à Tchernobyl, accident autrement plus grave que la « simple » explosion thermique de 1986. Prions donc… ou cherchons d’autres solutions !
Parmi les énergies renouvelables, le taux d’utilisation est curieusement inversement proportionnel à leur médiatisation. Ainsi, au niveau mondial, 80 % de l’énergie électrique renouvelable provient d’une production hydraulique (barrage ou chute d’eau) alors que le solaire ne s’élève qu’à hauteur de 1,4%. Le reste est essentiellement produit par l’éolien, en forte croissance, et la biomasse (bois, biogaz, déchets). Sachant que l’ensemble de ces énergies renouvelables ne représente que 20 % de la production totale d’électricité contre 68 % pour les fossiles et 12 % pour le nucléaire, et que la quasi-totalité des transports fonctionne au fossile, lorsque le pétrole et le gaz se raréfieront, la production d’énergie renouvelable devra véritablement exploser pour compenser le manque à gagner, et ce, rien que pour éviter la récession. Dans un tel scénario, chercher à garantir avec ces nouvelles énergies même 2 % de croissance par an relève du déni de réalité tant le pétrole fut une denrée exceptionnelle par son potentiel énergétique fabuleux et son irremplaçable facilité d’extraction et de transport.
Une des pierres d’achoppement de cette transition est en effet l’acheminement de l’énergie vers les zones de forte consommation parfois situées à plusieurs centaines de kilomètres du lieu de production. Pour preuve, en Allemagne, 800 km séparent les éoliennes situées en mer du Nord de la Bavière peuplée de consommateurs gourmands. De plus, des énergies comme l’éolien ou le solaire, par leur intermittence, auront besoin de centrales d’appoint pour couvrir les périodes creuses, centrales d’appoint a priori soit nucléaires, soit fossiles. La reconfiguration du réseau apparaît donc comme nécessaire mais reste aujourd’hui entravée par la logique néolibérale qui enraye toute concertation collective et toute transformation planifiée de long terme.
« La reconfiguration du réseau apparaît donc comme nécessaire mais reste aujourd’hui entravée par la logique néolibérale qui enraye toute concertation collective et toute transformation planifiée de long terme. »
Quoi qu’il en soit, la quantité de barrages et la surface de forêts à brûler trouveront rapidement des limites. Même constat pour le nombre d’éoliennes et de panneaux solaires gourmands en métaux rares, ce à quoi s’ajoute le coût de production d’énergie qui restera beaucoup plus élevé que pour le pétrole. Point de salut, donc, sans un minimum de logique décroissante en attendant l’éventuelle fusion nucléaire et ses promesses miraculeuses.
En conclusion, la raréfaction des ressources énergétiques conduira à un déficit d’organisation qui peut effectivement être compris grâce au second principe de la thermodynamique : moins d’énergie, c’est moins d’organisation donc moins de croissance économique. La récession globale apparaît alors inévitable dans le cadre d’un modèle néolibéral sapant les bases de tout projet politique de long terme.
La bourse de Chicago – prévisions à moyen terme
(2015-2030)
Pour affronter cette transition d’une brutalité qui s’annonce inégalée, la remise en question du dogme de la croissance est impérative et quelques précautions d’autonomie sont également à envisager étant donné la fragilité de la machine capitaliste qui a trouvé dans l’endettement systématique une fragile et provisoire échappatoire au pic pétrolier. Car comme le dit Lordon au sujet d’une possible crise financière systémique : « la ruine complète du système bancaire c’est le retour au jardin-potager en cinq jours. »
La résolution de tous les problèmes par la croissance est en soi en contradiction avec les limites que nous impose notre environnement et, plus le réveil de nos classes politiques à ce sujet se fera tard, plus la transition sera difficile à opérer.