Tiens, justement, aujourd'hui un article sur le blog de Paul Jorion
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Le rapprochement est souvent fait aujourd’hui entre la situation que nous connaissons en ce moment et celle qui régna pour près de cinq ans à partir de 1929. Le rapprochement est amplement justifié : les symptômes des deux crises sont les mêmes et les causes en furent pratiquement identiques. Même origine en effet dans une spéculation immobilière débutant dans les deux cas en Floride et résultant d’une disparité croissante des revenus aboutissant à la concentration de la richesse entre quelques mains. En 1929 les grandes fortunes étaient à la recherche de rendements élevés pour leurs placements et déléguaient leurs efforts à des établissements financiers dont le nom a simplement changé : appelés à l’époque « investment trusts » et « hedge funds » aujourd’hui. Ces officines avaient alors trouvé le moyen de découpler leurs opérations de leur responsabilité financière et utilisaient massivement l’effet de levier pour multiplier leurs chances de gain. Rien de nouveau donc sous le soleil.
Au moment où la crise éclata en 1929, la disparité des revenus s’était dramatiquement creusée. Dans son ouvrage intitulé The Great Crash – 1929, John Kenneth Galbraith expliquait pourquoi la catastrophe de 1929 ne pouvait plus, selon lui, se reproduire en 1954, l’année où il publiait son livre : « La répartition des revenus n’est plus aussi déséquilibrée. Entre 1929 et 1948, la part des revenus attribuée aux 5 % de la population aux revenus les plus élevés, qui était de près d’un tiers, est tombée à moins d’un cinquième du total » (1954 : 196). Les choses évoluèrent rapidement cependant dans les années qui suivirent : la part attribuée aux 5 % de la population américaine la plus riche grimperait régulièrement pour atteindre 54,42 % en 1989 puis 57,70 %, selon les chiffres du recensement de 2000. La finance a joué un rôle particulier dans la disparité croissante des revenus : en 1980, les salariés du monde financier touchaient 10 % de plus que ceux des autres secteurs ; en 2007, l’écart était passé à 50 %. Les profits du secteur financier américain représentaient 13 % du total en 1980 ; en 2007, la proportion avait plus que doublé avec 27 %. La part de la croissance consacrée aux salaires représentait aux États–Unis 56,5 % en 1981 ; en 2006, elle était tombée à 51,7 %. Au premier rang des facteurs déclencheurs des deux crises donc : la part croissante du produit de la croissance aboutissant entre les mains des patrons et des investisseurs, au détriment bien entendu des salariés.
L’actuel Président de la Fed, Ben Bernanke, est reconnu comme l’un des grands spécialistes des événements de 1929. Son livre Essays on the Great Depression (2005) fait, nous dit-on, autorité sur la question. Qu’a-t-il apporté de plus à notre compréhension de la Grande Crise ? Son approche est en fait essentiellement monétariste et pour lui la cause des événements de 1929 se situe dans la décision de la Fed de maintenir la parité du dollar avec l’or, parité à laquelle Nixon renoncerait en 1971. Bernanke met en avant, comme facteur aggravant, la résistance des employeurs à utiliser l’arme du licenciement pour recourir de préférence à la réduction du temps de travail journalier.
Dans la recension qu’il a consacrée aux Essays on the Great Depression, en réalité un recueil d’articles, Robert Margo, professeur d’économie à Vanderbilt University, souligne le glissement qui s’opère au fil des années sous la plume de Bernanke quand il évoque la décision des patrons de réduire le temps de travail journalier plutôt que de recourir à la suppression de postes : présentée initialement comme non-significative d’un point de vue statistique, elle finit par devenir cause déterminante (Margo 2000). Bernanke a donc substitué à l’expérience commune de la Grande Crise – que Galbraith reflétait lui dans son livre – une interprétation de « science économique », essentiellement monétariste, et mettant en avant les revendications salariales comme la principale cause de déséquilibre des systèmes économiques. On est en droit, me semble-t-il, d’appliquer à ses analyses l’expression qu’utilise Galbraith pour caractérise la politique du Président Hoover en 1929 : « le triomphe du dogme sur la pensée » (1954 : 191). L’avenir de la Fed est en de bonnes mains.
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Ben S. Bernanke, Essays on the Great Depression, Princeton University Press, 2000
John Kenneth Galbraith, The Great Crash – 1929, Houghton Mifflin, 1954
Robert A. Margo, recension de Ben S. Bernanke, Essays on the Great Depression, H-Net Reviews in the Humanities and Social Sciences, 2000