Pétrole : pourquoi le stockage du brut est à ras bord
Les capacités mondiales de stockage de pétrole, sur terre ou sur mer, sont quasiment saturées. Une situation inédite, selon les experts, qui s'en inquiètent.
Par Michel Revol Publié le 25/04/2020 Le Point.fr
Stockage à Cushing
Vue du ciel, la ville de Cushing, dans l'Oklahoma, ne ressemble pas à un lieu de villégiature rêvé. On voit un centre-ville pas très étendu (la ville compte 8 000 habitants), et partout autour des cuves blanches de toutes les tailles, bien alignées et reliées à un entrelacs de tuyaux. Cushing, où l'or noir a jailli en 1912, est surnommée « le carrefour mondial des pipelines ». C'est là, au cœur des États-Unis, que sont livrés depuis 1983 les contrats sur le WTI, la référence américaine du brut. Concrètement, cela signifie que des millions de barils de pétrole achetés notamment par des sociétés de négoce alimentent les 15 sites de stockage. Et, ces dernières semaines, le brut afflue en masse. Cushing est proche de la saturation. Les experts estiment que le remplissage atteint 55 millions de barils, alors que la capacité maximale du site est de 76 millions, on ne peut jamais remplir à ras bord, pour des raisons techniques. Depuis le mois de février, le remplissage a augmenté de… 48 %.
Toute la planète déborde de brut. Depuis le début de l'épidémie due au coronavirus, la demande de pétrole a chuté, mais les pays producteurs n'ont pas encore réduit suffisamment leur production un accord en ce sens signé le 12 avril par l'Opep et ses partenaires entrera en vigueur en mai. En attendant, les puits continuent à cracher. « On estime la baisse de la demande dans une fourchette comprise entre 20 et 30 millions de barils par jour sur une production totale de 100 millions, qui se maintient comme si de rien n'était. C'est sans précédent dans l'histoire », explique Francis Perrin, directeur de recherche à l'Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).
Les cuves débordent
Que faire du brut en trop ? Le stocker, pardi. Mais, comme à Cushing, les cuves du monde entier débordent déjà. La semaine du 13 au 19 avril, elles se sont remplies de 20 millions de barils supplémentaires selon la société Kayrros, qui réalise des études prospectives à base de données de géolocalisation. Les capacités mondiales, estimées par Kayrros à 4 milliards de barils, sont déjà pleines à 60 %. Il reste donc un peu de marge, mais pas beaucoup, puisque la capacité maximale est de 80 % (il faut notamment laisser un peu de vide pour brasser le brut afin d'éviter qu'il ne se sédimente). Selon Kayrros, à cette vitesse, on ne pourra plus ajouter une goutte de pétrole dès le 3 mai.
Le manque de place a des effets étonnants. Certains opérateurs sont prêts à brader leurs cargaisons de brut pour s'en débarrasser. À Cushing, lundi 20 avril, les barils qui devaient être livrés dans les 24 heures se vendaient à des prix négatifs. Les propriétaires des cuves profitent de cette recherche effrénée de capacités :
le prix à Cushing pour entreposer l'or noir est désormais de 55 cents par baril et par mois, le double du prix habituel ! D'autres ont trouvé un nouveau filon. Antoine Rostand, le fondateur de Kayrros, raconte que des traders achètent des capacités de stockage à des sociétés qui, comme Vopak, louent des cuves comme des salles de spectacle. Ces hedge funds les revendent ensuite aux opérateurs à la recherche de place pour entreposer leurs barils. « Le stockage est devenu un produit de spéculation, je n'aurais jamais imaginé ça », observe Antoine Rostand.
Autre calcul des traders : les cours sont tellement bas (18 dollars le baril de WTI vendredi 24 avril contre 65 avant janvier) qu'ils ne pourront que remonter d'ici l'été. Ils achètent donc des barils dans le but de les revendre dans quelques semaines, ce qui engorge un peu plus les cuves. Le New York Times raconte qu'une société de stockage, Tanker Tiger, est passée de deux opérations par jour à… 120 depuis deux semaines !
Ronds dans l'eau
Grâce aux données, notamment satellitaires, qu'elle traite, Kayrros avait identifié que les prix du WTI seraient négatifs trois semaines avant qu'ils ne passent dans le rouge. La société d'Antoine Rostand avait repéré que le niveau de remplissage des cuves, et leur rapidité, ne laisserait guère le choix aux détenteurs de contrats sur le WTI. Kayrros analyse un autre moyen de stockage, qui indique aussi les tensions sur le marché : les navires, appelé le « floating ». Environ 14 000 tankers de toutes tailles emportent jusqu'à 2 millions de barils chacun, la consommation française d'une journée, en gros. Ils sont détenus soit par des majors du pétrole, soit par des sociétés qui les louent. Alors qu'ils sont en général utilisés pour transporter du brut d'un point A à un point B, ces navires se reconvertissent en cuves flottantes. Le jeu en vaut la chandelle : en quelques semaines, la location d'un navire est passée en moyenne de 30 000 dollars à 150 000 dollars la journée ! Selon Kayrros, entre 100 et 110 millions de barils flottent ainsi sur les mers.
En attendant de trouver un client pour acheter leur noire cargaison, ces tankers font des ronds dans l'eau. Ils attendent dans une vingtaine d'endroits au monde, soit à l'embouchure des ports des pays producteurs, soit dans des secteurs stratégiques. Le détroit de Malacca en est un. De nuit, depuis les terrasses de Singapour, on peut voir des centaines de points lumineux au large, autant de tankers qui attendent là un client : la Chine et tout le Sud-Est asiatique sont proches, et Singapour est un centre de raffinage important. En une seule semaine, à la mi-avril, le détroit de Malacca a accueilli 7 millions de barils supplémentaires sur l'eau…
Trump tend la situation
Les États eux-mêmes participent à la pénurie. Chacun possède ses propres stocks stratégiques, dans lesquels il pourra pomper en cas de nécessité. L'Agence internationale de l'énergie oblige tous ses membres à constituer des réserves afin de tenir 90 jours, soit directement, soit par le biais de leurs compagnies pétrolières. En France, Total est responsable des stocks stratégiques, ainsi que les sociétés étrangères qui opèrent sur le territoire. Une petite centaine de cuves est disséminée dans tout le pays.
Aux États-Unis, c'est l'État fédéral qui est en charge des réserves. Or, il y a quelques jours, une décision de Donald Trump a tendu un peu plus la situation. Après avoir vendu une partie de ses réserves, appelée SPR (Strategic petroleum reserve), Washington a changé de pied en décidant de les reconstituer, afin de soutenir les producteurs de brut du pays et de profiter des cours bas. « Trump a donné instruction de remplir la SPR à ras bord », explique Francis Perrin. La Chine a suivi le mouvement, alléchée par les prix bas. Les heureux propriétaires de cuves doivent se frotter les mains.