Le sionisme à ses débuts : un projet ouvertement colonial
4La période précédant la formation de l’État d’Israël ne contient pas à proprement parler d’analyse académique de la colonialité du mouvement sioniste. À mi-chemin entre idéologie et pratique, plusieurs des idéologues est-européens du sionisme décrivent toutefois sans ambages leur entreprise en des termes coloniaux. De leur côté, maints intellectuels arabes saisissent rapidement les dangers proprement coloniaux que pose le sionisme. À travers ces mises en garde se dégage pourtant une lecture non négligeable de la situation.
Le colonialisme assumé des fondateurs du sionisme
6 Pour une analyse approfondie des origines chrétiennes du sionisme, on peut consulter Regina S. Shar (...)
7 Ernest Laharanne, La Nouvelle Question d’Orient. Empires d’Égypte et d’Arabie. Reconstitution de la (...)
8 Moses Hess, Rome et Jérusalem, Paris, Albin Michel, 1981 [1862], p. 174.
5Le postulat de départ du sionisme, à savoir que les Juifs sont inassimilables dans les sociétés européennes et qu’ils doivent constituer leur propre État-nation en Palestine (Eretz Israel), est loin d’être incompatible avec la pensée coloniale européenne. Avant même qu’émerge le sionisme à la fin du xixe siècle, des personnages politiques d’influence comme Ernest Laharanne, secrétaire de Napoléon III, ou Lord Palmerston, Premier ministre du Royaume-Uni, défendaient l’idée de « restaurer » la présence juive en Palestine au profit de la civilisation européenne6. Le philosophe allemand Moses Hess, précurseur du sionisme socialiste, reprend abondamment un pamphlet de Laharanne7 dans Rom und Jerusalem (1862). Dans une traduction très libre, il cite l’idée que « placés comme un vivant trait d’union entre trois mondes, vous [les Juifs] devez amener la civilisation chez les peuples inexpérimentés encore ; vous devez leur porter les lumières d’Europe que vous avez recueillies à flots »8. Ainsi, le cœur de l’œuvre de Hess porte sur l’importance de la solution sioniste, ce qui ne l’inscrit pas moins dans le prolongement de la « mission civilisatrice » européenne.
9 Leon Pinsker, Autoémancipation : avertissement d’un Juif russe à ses frères, Paris, Mille et une nu (...)
10 Ibid., p. 73.
11 Itzhak Alfassi et al., « Land of Israel : Aliyah and Absorption », dans Michael Berenbaum et Fred S (...)
6Le médecin polonais Leo Pinsker est du même avis. Suite aux pogroms de 1881, il écrit Autoemancipation ! (1882), manifeste dans lequel il rejette toute possibilité de cohabitation, ou d’égalité civique, avec tout autre nation au sein d’un État commun : « C’est uniquement l’autoémancipation du peuple juif en tant que nation, la création d’une communauté de colons juifs, qui nous donnera un jour un foyer à nous, un pays inaliénable, une patrie »9. Bien que cherchant à secourir les Juifs, il ne peut concevoir son projet sans « l’appui des gouvernements »10, nommément des puissances européennes. L’idée que la Palestine ou la Syrie soient des terres déjà occupées importe peu. En Palestine, Hovevei Zion (Amants de Sion), que Pinsker dirige de 1884 jusqu’à sa mort, est d’ailleurs à l’origine des premières colonies agricoles11.
12 Theodor Herzl, L’État des juifs, Paris, La Découverte, 1990 [1896], p. 47.
13 Theodor Herzl, The Complete Diaries of Theodor Herzl, New York, Herzl Press and T. Yoseloff, 1960, (...)
7Le journaliste autrichien Theodor Herzl, père spirituel de l’État d’Israël, propose aussi d’inscrire les Juifs dans la mouvance des intérêts et de la mission civilisatrice européenne. Il écrit dans Der Judenstaat (1896) que la formation d’un État des Juifs en Palestine serait bénéfique à l’Europe puisque « nous formerions là-bas un élément d’un mur contre l’Asie, ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie »12. Pour concrétiser cette visée, Herzl rend visite aux pouvoirs européens de l’époque dans l’espoir d’obtenir une charte pour fonder une colonie juive. Ceci dit, former cet « avant-poste civilisationnel » exige de transiger avec les autochtones, et Herzl en est bien conscient lorsqu’il écrit dans son journal intime le 12 juin 1895 : « Nous devrons essayer de faire disparaître [to spirit] la population sans le sou de l’autre côté de la frontière en lui procurant de l’emploi dans les pays de transit, tout en lui refusant tout emploi dans notre propre pays »13.
14 Joseph A. Massad, The Persistence of the Palestinian Question : Essays on Zionism and the Palestini (...)
8Selon Joseph Massad, ce n’est qu’à partir des années 1930 que le mouvement sioniste, dans ses diverses déclinaisons idéologiques, en vint à articuler son projet non plus comme colonial, mais comme anticolonial, c’est-à-dire en lutte contre les colonisateurs britanniques qui ont permis l’implantation du Yishouv (la colonie sioniste)14. Si ce stratagème fonctionna à merveille en Occident, le monde arabe n’en fut pas dupe.